Les Brigands est loin d’être l’œuvre la plus connue d’Offenbach. Cela tient en partie au long purgatoire qu’elle a connu, puisque, malgré quelques reprises sporadiques, on ne l’a véritablement redécouverte qu’à partir de 1986 à Genève dans la mise en scène d’Alain Marcel, à Lyon en 1989 dirigée par John Eliot Gardiner, et bien sûr à La Haye en 1992 puis Paris-Bastille l’année suivante, mise en scène par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, production suivie de nombreuses reprises entre la fin du siècle dernier et 2011. Il faut dire que la troupe des Deschiens déferlant au grand complet en 1993 sur la scène de l’Opéra-Bastille (avec notamment Yolande Moreau, François Morel et Philippe Duquesne, accompagnés de poules picorant à droite et à gauche) est restée gravée dans les esprits (une captation vidéo TV – difficile à trouver aujourd’hui – a gardé le souvenir de la version de la création de cette production). Des troupes d’amateurs semi-professionnels se sont également frottées, à leur niveau, et souvent avec bonheur, à cette œuvre difficile à monter.
Le choix de Barrie Kosky pour assurer la nouvelle production de l’Opéra de Paris-Garnier laisse plutôt bien augurer de ce qu’il pourrait insuffler de novateur à cet opéra-bouffe. Parmi ses récentes productions, on avait tout particulièrement aimé sa Fanciulla del West de Zurich (2014), et surtout Die Perlen der Cleopatra, opérette d‘Oscar Straus, qu’il recréa magistralement au Komische Oper de Berlin (2016 et années suivantes). La qualité d’ensemble de la production des Brigands que l’on découvre ce soir, malgré quelques petits bémols, est étonnante de tenue, de suivi du style et de drôlerie. Les spectateurs les plus guindés de l’orchestre, plutôt retenus dans la première partie, ont fini par rire de bon cœur à la seconde. Parmi ces petits bémols, on pense beaucoup quand même aux Branquignols et aux Deschiens, et plus encore à Jérôme Savary, Olivier Py ou Pierre-André Weitz, ce qui retire un peu d’effet de surprise à la démonstration de Barrie Kosky et la date un peu dans le passé. Les textes ont été réécrits – de façon acceptable – avec des allusions à la politique actuelle. Également quelques adaptations orchestrales un peu tonitruantes. Mais tout cela est tellement dans l’esprit qu’au total il sera beaucoup pardonné.
Les brigands – sublimes bras cassés qu’on ne peut prendre au sérieux – squattent un vieux théâtre destroy, et récupèrent dans ses magasins et entrepôts des éléments de décors et accessoires qui vont servir à leurs transformations successives. Un grand espace occupe ainsi la plus grande partie de la scène, ce qui permet d’accueillir un nombre d’interprètes inhabituel dans cette œuvre. Des toiles peintes « à l’ancienne » descendent des cintres et permettent de diviser le plateau autant que de besoin. Choristes, danseurs, figurants et acrobates sont mêlés de manière telle qu’on a du mal à les distinguer, composant une troupe de malfrats au demeurant très sympathiques. Le rôle de leur chef, Falsacappa, a été confié au ténor néerlandais Marcel Beekman, que l’on a vu en France notamment en 2014 dans le rôle de Platée à l’Opéra Comique. Il est déguisé ce soir en clone parfait de la célèbre drag queen Divine (Harris Glenn Milstead, 1945-1988), avec son front démesurément dégagé, ses maquillages immenses, ses perruques choucroute de couleurs variées et sa robe rouge à volants. C’est plutôt drôle, tant c’est bien fait, et l’humour trash qui s’en dégage colle assez bien à l’action. Il faut dire que l’acteur comme le chanteur est extraordinaire, avec une large palette de voix, d’attitudes et de gestuelle, et une excellente prononciation du français. La puissance vocale est là aussi, et ainsi, il est vraiment la cheffe des bandits, sorte de Calamity Jane pour rire, avec une autorité toute naturelle.
Si l’on essaie de mettre en parallèle les raisons invoquées par le metteur en scène pour sa réalisation avec ce qui se passe sur scène, un hiatus apparaît néanmoins : Barrie Kosky (lire ici son interview par Sonia Hossein-Pour) déclare avoir voulu présenter « un Offenbach d’une nouvelle manière, moins aseptisée, plus proche de la volonté du compositeur. […] Il nous fallait quelque chose de subversif ; et la culture drag queen est subversive, et Divine était subversive. J’ai donc pensé que ce serait beaucoup plus intéressant de les traiter comme des pirates queer. » Le seul problème est simplement qu’autant les drag queens pouvaient être subversives dans les années 1980, autant elles ne le sont plus aujourd’hui. Donc des brigands queer et punks, ça peut encore paraître à certains un peu exotique, d’accord, mais aujourd’hui à Paris ça n’est plus guère subversif…
Bien sûr, au-delà de l’intrigue, Les Brigands est un opéra du travestissement, aussi bien au propre qu’au figuré : d’abord déguisé en ermite, Falsacappa et toute sa troupe vont prendre la place de marmitons, puis de la délégation de la cour de Mantoue, des carabiniers, avant finalement de remplacer la délégation de la cour de Grenade. Le propos est parfaitement clair, et l’on suit avec ravissement la dégradation successive des imitations (320 costumes et 180 perruques réalisés dans les ateliers de l’Opéra de Paris). Bien sûr, les choix du metteur en scène permettent tous les excès. Et il rejoint bien là l’esprit d’Offenbach qui cherchait visiblement à dérouter le spectateur, tout en lui permettant d’y prendre du plaisir. Et ce soir, c’est très nettement réussi, à entendre les acclamations du public à la fin de la représentation (noter que l’équipe artistique a été fortement huée le soir de la première de samedi dernier).
Tout cela ne peut vraiment fonctionner que mené à un train d’enfer, sans une seconde de temps mort. Et c’est le cas. La direction d’orchestre de Stefano Montanari est endiablée, avec des tempi soutenus et une bonne précision. Les chœurs sont également de fort bonne tenue, avec une articulation exemplaire et des jeux scéniques bien suivis. Les solistes s’intègrent tous avec bonheur dans la production. Le couple Fiorella-Fragoletto (Marie Perbost et Antoinette Dennefeld) est tout simplement délicieux. Les voix sont fraîches, puissantes et claires, le jeu scénique est naturel, c’est un ravissement. Le Comte de Gloria Cassis est fort bien chanté par Philippe Talbot (il faut dire que l’entrée des Espagnols, un des morceaux de bravoure de la partition, est une totale réussite qui a soulevé l’enthousiasme des spectateurs). Et le chef des carabiniers est particulièrement bien campé, la voix de stentor de Laurent Naouri faisant merveille dans le rôle (l’arrivée des carabiniers, que tout le monde attend, est également fort amusante). Mathias Vidal chante excellemment le prince de Mantoue et Yann Beuron le baron de Campo Tasso. Également rompus à Offenbach, Éric Huchet et Franck Leguérinel sont eux aussi parfaits. Une mention spéciale pour Adriana Bignani Lesca (la princesse de Grenade) dont on a apprécié à la fois la voix chaude et veloutée, et le sens comique. Tous les autres interprètes chanteurs sont excellents, de même que les danseurs qui, par une mise en place impeccable, donnent un côté music-hall bien inhabituel au Palais Garnier !