Pas étonnant que Frédéric Roels, directeur général et artistique de l’Opéra de Rouen, ait décidé d’ouvrir sa saison «Contes et légendes» en mettant lui-même en scène Les Contes d’Hoffman. En l’absence de partition définitive, pourquoi pas réaliser une dramaturgie à la carte ?
Ce passionné d’Offenbach a donc choisi la version Choudens de 1907, plus concise, et dans laquelle l’inversion des actes de Giulietta et d’Antonia n’est pas sans impact, en particulier sur l’évolution psychologique d’Hoffmann à la fois héros et narrateur. Afin de rendre l’œuvre facilement accessible au public d’aujourd’hui, il a supprimé les récitatifs chantés composés par Guiraud qu’il a remplacé par les dialogues parlés utilisés lors de la création de 1881 à l’Opéra comique. Et, il ne s’est pas privé de conserver certaines pages apocryphes comme le fameux « Scintille, diamant ». Par la suite, réorchestrations, arrangements et ajouts d’autres compositeurs n’ont cessé de surgir. L’émergence en 1976 des travaux de Fritz Oeser a établi une nouvelle version, elle même remise en cause par les découvertes de Kaye et Keck en 2005. Les Contes d’Hoffmann livreront-ils jamais tous les secrets de leur genèse tourmentée ? C’est sans doute ce qui les rend si mystérieux et séduisants.
Quoi de plus représentatif de leur succès à Paris en 1974 sous forme de grand opéra que le somptueux rideau de scène du Palais Garnier ? C’est grâce à une copie de cet emblème connu des amateurs d’art lyrique à travers le monde que cette coproduction rouennaise visuellement épurée, parvient à faire briller cette œuvre phare de l’opéra français avec tout le lustre qui lui est dû… Déposé au sol durant le prologue, le rideau se dresse, par surprise, avant de se lever sur l’acte d’Olympia. Quand arrive, à la fin, l’acte d’Antonia, on retrouve l’image par fragments sur les parois d’un dispositif scénique pivotant, en forme de gros cube.
Les costumes chatoyants et élégants et les éclairages bien dosés rendent le spectacle fort agréable à l’œil. En cohérence avec l’action et les exigences vocales de chaque rôle, la direction d’acteurs laisse aux chanteurs et aux choristes une liberté de mouvements sans raideur qui permet un jeu naturel et vivant pour interpréter les moments de liesse collectives copieusement arrosés aussi bien que les scènes d’amour contrariées par d’insolites diableries.
Si scéniquement, le résultat est plaisant et si les chanteurs et choristes réjouissent les oreilles, Jonas Alber se contente de faire jouer l’orchestre, le plus souvent forte, sans s’encombrer des détails. Ceci est particulièrement sensible durant la première partie qui laisse assez perplexe quand l’on a un peu de mal à s’y retrouver à cause des lacunes peu familières de la version Choudens.
Dans un rôle titre particulièrement exigeant et long, le ténor Florian Laconi, très sûr techniquement, ne manque ni d’engagement dramatique ni de moyens. D’emblée, il s’impose avec une chanson de Kleinzach sonore et admirablement articulée. La suite est à l’avenant : solide, presque trop. Si quelque chose lui manque, c’est plutôt le côté vulnérable de son personnage. Fabienne Conrad, qui a débuté à Rouen en 2012 dans une Violetta assez convaincante, confirme sa maîtrise vocale et relève le défi des quatre rôles féminins avec charme et intelligence. Très correctement exécutées, les coloratures d’Olympia permettent d’admirer un timbre qui reste soyeux même dans le suraigu ; Giulietta ne manque ni de séduction ni d’autorité ; Antonia démontre une sensibilité qui la rend très émouvante. Bien qu’annoncé souffrant après l’entracte, l’excellent baryton français Laurent Alvaro s’est avéré presque parfait dans les quatre rôles de diable. Aisance scénique, phrasé et ligne de chant impeccables. Quant au ténor de caractère Carlos Natale, déjà remarqué dans La Finta Giardiniera, qui, lui aussi, incarne quatre personnages, il est un chanteur-acteur à suivre. Les autres protagonistes sont à saluer avec une mention spéciale pour Marcel Vanaud (Luther et Crespel). Seule petite réserve, le manque de volume et de projection d’Inès Berlet (La Muse et Niklausse). La mezzo se montre néanmoins charmante et sexy durant le dernier monologue « Et moi ? Moi la fidèle amie… » après lequel, elle apparaît en sous-vêtement 1900 pour donner un tendre baiser à son poète bien-aimé enfin sorti de son ivresse et de ses fantasmes.
À en juger par la chaleur des applaudissements, même dans cette version composite discutable, le public a pris beaucoup de plaisir à la découverte ou à la redécouverte du chef-d’œuvre posthume de notre Mozart des Champs-Élysées, comme le surnommait affectueusement Rossini.