« Je déteste l’opéra » chante Aurore, la fille de Jennifer Choufleuri, alors que celle-ci l’oblige à organiser un concert lyrique où elle a invité le Tout-Paris. Eh bien non, ce n’est pas vraiment le Choufleuri d’Offenbach, qui est de plus en plus joué à travers la France, mais une œuvre nouvelle concoctée par Laurent Bruder, qui signe aussi une mise en scène vive et alerte, avec pour titre Jennifer Choufleuri fera les choses en grand. À partir de l’œuvre originale qui dure peu ou prou une heure, le librettiste a tiré une nouvelle œuvre qui en dure deux… C’est astucieux, amusant, on ne s’ennuie pas, mais cela pose quand même un certain nombre de questions !
Ancienne star de la télé-réalité et reine des réseaux sociaux, Jennifer Choufleuri déprime de ne pas être reconnue par le gotha parisien, bien qu’elle soit apparue en couverture des plus grands magazines qui tapissent les murs de son appartement, Télé Pioche, Gloser, Lala, Paris Patch ou France Démence… Le retour de sa fille Aurore, partie plusieurs années à Rome pour étudier l’art lyrique, est l’occasion pour sa mère d’organiser un concert-surprise avec les plus grands chanteurs italiens que sa fille est censée avoir côtoyés. Mais en fait celle-ci n’avait que faire du lyrique, et avait passé ces années dans la jungle amazonienne à rechercher son père inconnu et disparu. L’absurdité des situations, à l’image de nombre de livrets d’opéra du XIXe siècle, engendre une folie scénique au service du rire.
L’histoire et la trame musicale se calquent néanmoins sur le Choufleuri d’Offenbach, même s’il s’agit en même temps d’un « pasticcio », puisqu’on y reconnait de nombreux airs empruntés à d’autres œuvres du même compositeur. C’est ainsi que viennent s’intercaler, au fil de l’intrigue, La Belle Hélène, Orphée aux Enfers, La Vie parisienne, plusieurs passages de La Périchole, et de Pomme d’Api dont « Le trio du gril » et l’air de Catherine « J’en prendrai un, deux, trois… ». Tout cela s’intègre plutôt bien à l’action, tout en étant parfois détourné musicalement et avec un texte modifié : souvent, les chœurs ou différents interprètes enchaînent des bribes qui normalement sont chantées d’un bloc, un peu à la manière en leur temps des Trois Ténors.
On s’interroge néanmoins : pourquoi le changement de genre du rôle principal, et qu’apporte l’adaptation et la modernisation du livret (la partition restant intacte) ? Sur ce dernier point, Laurent Bruder s’attache, comme Offenbach de son temps, à épingler les travers de notre époque : la relation du public avec l’opéra, le vedettariat, et la technique marketing du buzz. En ce qui concerne les questions de genre, on peut se demander pourquoi l’opérette-bouffe d’Offenbach a engendré autant d’adaptations. On se souvient notamment d’une burlesque « Veuve Choufleuri » qui a fait les beaux soirs d’un petit théâtre du XIe arrondissement. Mais sur le fond, n’est-il pas plus facile de rire d’un bon bourgeois parvenu, que d’une femme que l’on hésite plus à rendre ridicule ? Rares sont ceux à avoir franchi la ligne rouge, on pense surtout à Molière et à ses Précieuses ridicules. Finalement, ce sont les femmes qui, quand elles l’osent, font le mieux rire d’elles-mêmes et s’en sortent avec les honneurs, comme la grande Marie Dressler au théâtre et au cinéma, ou Sophie Tucker au music-hall. Marie Saadi est du nombre, et le personnage qu’elle crée, même s’il manque parfois un peu de profondeur, est fort drôle et bien en phase avec l’action.
Le célèbre pastiche du grand opéra italien est bien là ce soir. Dans la mise en scène d’Yves Coudray à Étretat, l’action avait été transposée en 1939 et faisait intervenir trois artistes ayant mis leur art du chant au service de carrières cinématographiques pour le moins contrastées : Lily Pons, Tino Rossi et Ezio Pinza. Ce soir, on reste plus simples et proches de la tradition, et Jennifer, Aurore et Babylas se chargent de tenir les parties de supposées vedettes lyriques. Cela pose néanmoins toujours de petits problèmes d’équilibres de voix. En effet, si l’on veut une imitation crédible de belcanto, il faut des voix fortes, qui deviennent un peu surdimensionnées pour la première partie, quand les tourtereaux échangent des propos doux. C’est le choix qui a été fait ce soir, qui nous offre un trio de haut vol où brillent Marie Saadi, Marie Cordier et Sofiane Ayouz. Ce dernier, un peu en délicatesse avec quelques aigus, en joue avec beaucoup d’humour, alliant une grande aisance scénique à une prestance convaincante.
Côté humour encore, une mention particulière pour Virginie Marry, qui joue et chante de façon désopilante la concierge Madame Peterwoman (le valet Petermann dans la partition originale), entre Marie-Pierre Casey (« J’frais pas ça tous les jours ») et Delphine Baril (Madame Brugnon, Scènes de ménage). L’histoire et les situations, au total assez compliquées, ont nécessité l’adjonction de nouveaux personnages, dont deux attachées de presse plus vraies que nature (Marianne Noalhat et Nora Ketir) dont on retiendra en particulier le « Je suis un peu grise », et trois postulants au rôle de géniteur – sinon de père – d’Aurore, qui sont tous trois fort drôles, en particulier Benoît Le Bihan (Kevin). En revanche, Monsieur et Madame Balandard sont passés à la trappe au profit de deux (fausses) jumelles.
Le principe de la troupe Divinopéra, créée et dirigée par Marie Saadi, que nous suivons avec plaisir depuis plusieurs années, est de mêler professionnels et amateurs pour faire découvrir au plus grand nombre les répertoires d’opérette et d’opéra comique, grâce à une cohésion, on pourrait même dire un esprit de « famille » qui lui tient particulièrement à cœur. Et ce n’est pas un vain mot, car les chœurs essentiellement féminins qui jouent sur scène ce soir aiment cela, c’est visible, et se retrouvent avec bonheur pour transmettre leur passion au public. Il faut dire que l’entrée dans la seconde partie, vêtus de leurs plus beaux atours, des patients du cours de musicothérapie de Babylas à l’hôpital de Bicêtre qu’il a fait venir pour remplacer les invités absents, est de celles que l’on n’oubliera pas ! Mais pas que, car leur jeu et leur prestation chantée est de tout premier ordre. Le petit orchestre qui accompagne tout ce petit monde est lui aussi à l’unisson de l’humour musical d’Offenbach, parfaitement dans l’esprit, avec les tempi les plus efficaces.
Donc une œuvre nouvelle sur une charpente classique, qui grâce à un humour décapant et une interprétation fort drôle, dégage une bonne humeur communicative, à consommer sans modération.
Prochaines représentations les 31 janvier et 1er février 2025 à 20 h.