Créé en 1858, Orphée aux Enfers est la première grande œuvre d’Offenbach, qui peut-être ne maîtrise pas encore toutes les ficelles qui lui permettront par la suite de jongler avec des éléments opposés qui, réunis, créeront des ensembles cohérents. C’est peut-être pour cette raison que le début semble un peu vide et plat. Les plus grands s’y sont heurtés, et ce soir ne fait pas exception. Après un prologue un peu laborieux entre Orphée et Eurydice en plusieurs épisodes mimés devant le rideau pendant l’ouverture, racontant leur coup de foudre et la lente dégradation de leur relation, le couple se retrouve dans un décor contemporain fait de tables de mixage, caisses de branchement et magnétophones. Orphée, compositeur, se désespère tandis qu’Eurydice s’ennuie. Nous aussi, et on a envie que l’action avance. Mais tout va s’arranger, les chanteurs et les chœurs vont vite trouver leurs marques en ce soir de première un peu tendu, et on assite à une rapide et fort réjouissante montée en puissance.
Globalement, cette production dirigée par des professionnels mais réunissant sur scène essentiellement des amateurs (à quelques exceptions près), est au plus haut niveau. La troupe Oya Kephale qui existe depuis 30 ans est, avec Les Tréteaux Lyriques, la plus importante troupe française de ce type. Elle monte tous les ans un opéra-bouffe d’Offenbach, et c’est la deuxième fois qu’elle se frotte à Orphée aux Enfers. Une mention particulière doit tout de suite concerner les chœurs, tout à fait remarquables, aussi bien vocalement que scéniquement. Les moutons d’Aristée sont irrésistibles, mais aussi les grands ensembles attendus, le menuet de Jupin, et bien sûr le galop infernal. Mais il y a aussi des figures marquantes, difficiles à trouver aujourd’hui chez les professionnels, qui portent la représentation vers les haut.

C’est le cas pour la figure très particulière de l’Opinion publique. Des Opinions publiques, on en a vu des dizaines en tous genres, de celle handicapée en fauteuil roulant à l’inénarrable dame-pipi de la production historique d’Herbert Wernicke à La Monnaie de Bruxelles en 1997. L’opinion publique de ce soir n’a rien à envier à ses illustres devancières : Ruben Bissoli, qui s’est donné l’apparence de Max Schreck dans le film Nosferatu le vampire de Murnau, campe un personnage étonnant, longue et effrayante figure noire filiforme aux longs doigts crochus. Sa voix de haute-contre surprend de prime abord dans ce rôle créé par la mezzo Marguerite Macé-Montrouge, mais elle donne au personnage un côté plus inquiétant encore, d’autant qu’elle est fort bien menée. Son texte d’entrée de même que l’air célèbre de la fin du premier acte sont parfaitement en situation.
C’est le cas aussi pour le rôle habituellement secondaire de Junon, que Laetitia Beau campe d’une manière vraiment extraordinaire, entre Zouc et Marie Berto (Arlette Carmouille des Petits Meurtres). Sans jamais forcer le trait, elle est irrésistible de retenue et de mimiques, bref c’est le genre d’actrice-chanteuse qui sait capter l’attention, on adore. Et c’est le cas enfin de Théo Le Masson, farfadet malicieux et virevoltant, épatant John Styx qui joue de tous ses atouts, une voix claire et précise, une tenue en scène irréprochable et un sens parfait de la danse.
Aristée/Pluton et Jupiter étaient créés en 1858 respectivement par Léonce et Désiré, deux des acteurs fétiches de la troupe d’Offenbach. Ce soir, on retrouve dans le rôle du berger et gardien des « sombres bords » Thierry Mallet (récent Hermosa de L’Île de Tulipatan avec la compagnie Les Bavards), qui pratique en même temps la fumette de manière irrésistible (exemple bien sûr à ne pas suivre). L’acteur a un jeu sûr et un sens musical parfait, joints à une voix de ténor joliment adaptée à ce type de répertoire. Le personnage est particulièrement bien équilibré avec celui de Jupiter, chanté par Franz Lavrut d’une fort agréable voix barytonnante, et avec une bonne autorité mise à mal, comme il se doit, par une révolte de palais. Et il est fort drôle dans le duo de la mouche. Le Mercure amusant de Pierre-Guy Plamondon distribue le courrier à toute une administration, Cécile Dargein chante une jolie Diane, et Béatrice Beaupère interprète un Cupidon plein d’allant.
Orphée est chanté par Thibaud Mercier, avec autant d’allant que le rôle peut le lui permettre, face à l’Eurydice d’Alice Marzuola. Celle-ci, loin de certaines de ses consœurs souvent nymphomanes et hystériques, serait presque trop sage, malgré une allure générale et des gestes qui ne sont pas sans rappeler Camille Cottin. Mais il y a quand même un petit clin d’œil dans le duo de la mouche où les vocalises prennent, comme c’est maintenant devenu de règle, une connotation sexuelle affirmée. La voix, qui s’affirme tout au long de la représentation, est légère, jolie, et bien dans le style.
La mise en scène d’Emmanuel Ménard, qui signe également une adaptation plutôt respectueuse de l’esprit sinon de la lettre, transpose l’ensemble dans notre monde contemporain. L’enfer est ainsi le monde du SM cuir (d’autres diront que c’est le paradis…), et les moutons hilares paissent dans les vapeurs de hash. Le fond de scène est occupé par la porte d’un ascenseur dont la flèche à l’américaine montre les divers étages et leur destination. Tout cela est plutôt amusant, et fonctionne assez bien. Côté orchestre, Pierre Boudeville dirige avec esprit un orchestre qui manque un peu du liant. Surtout, il conviendrait qu’il allège un ouverture un peu lourde, mais aussi le moment où certains solistes, moins aguerris et à découvert, sont écrasés par la masse orchestrale. À noter un surtitrage français-anglais des parties chantées.
Courrez applaudir cette belle production, prochaines représentations les 27, 28 et 29 mars 2025. Les bénéfices sont reversés à deux associations caritatives.