Le grand théâtre de Bordeaux était quasi comble pour la toute première représentation de l’opéra en deux actes « Les sentinelles » de Clara Olivares ; la jeune compositrice franco-espagnole (elle est née en 1993 et Les sentinelles est déjà son deuxième opéra) est venue sur scène recueillir des applaudissements polis dans un premier temps, puis de plus en plus enthousiastes. Création mondiale donc d’une pièce amenée à être redonnée en 2025, en janvier à Limoges et en avril à l’Opéra-Comique (Forumopera y sera le 10 avril) ; la librettiste et également metteuse en scène Chloé Lechat, qui vit et travaille à Berlin, nous confiait qu’elle aimerait aussi voir cette pièce donnée Outre-Rhin.
Pièce atypique, qui puise ses inspirations dans de multiples sources musicales, où la tonalité coexiste avec des modulations jamais extrêmes, mais parfois sources de fortes tensions. La musique du XXe siècle est bien là, on a pu percevoir l’influence de Steve Reich dans l’interlude orchestral du premier acte, et nous aurons aussi particulièrement apprécié la scène de danse conclusive, l’une des belles réussites de la partition. Les voix et l’orchestre sont traités de façon différentes ; l’écriture des voix est presque traditionnelle avec des lignes vocales claires mais l’orchestre s’émancipe en venant parfois contredire le chant.
Opéra composé par une femme, sur un livret écrit par une femme, mis en scène par une femme, dirigé par une femme et chanté par trois femmes (et en plus un rôle féminin parlé), Les sentinelles, qui aurait dû s’appeler Nach dem Kuβ (« Après le baiser ») pose une problématique qui n’est pas que féminine, et qui est celle des couples qui se cherchent, croient se trouver, et se défont au gré des rencontres. Elle pose aussi et surtout la question des répercussions sur les enfants des relations instables que peuvent avoir leurs parents (peut-être surtout si ceux-ci sont du même sexe, mais le livret n’entre jamais de plain-pied dans cette problématique ; c’est du reste une de ses caractéristiques de poser les questionnements sans aller au bout de leur résolution).
© Frédéric Desmesure
L’objectif de Clara Olivares et Chloé Lechat, qui se sont rencontrées en juin 2019 lors du workshop « Opéra en création » organisé par le festival d’Aix-en-Provence dirigé par Pascal Dusapin, est essentiellement didactique, et c’est peut-être le reproche que l’on pourrait faire à ce livret, qui veut montrer sans démontrer et qui laisse le spectateur dans l’impossibilité de se confronter à la vision du librettiste, qui de fait n’apparaît pas. Nous assistons au premier acte à une succession de scènes juxtaposées, plutôt monotones et répétitives, sans véritable progression dramatique. Celle-ci intervient brusquement au début du second acte, et culmine avec l’ultime « Mon bébé ! », que la mère crie dans les coulisses, scellant le sort tragique de l’enfant (sort que l’accrochage « I want to be with you for eternity », sur les murs de l’appartement, laissait pressentir), celle-ci se retrouvant ainsi définitivement la victime collatérale de la mésentente du trouple.
Car il s’agit bien d’un triangle amoureux que nous expose la librettiste. Le caractère démonstratif de l’entreprise se traduit par l’anonymisation des protagonistes. Ceux-ci sont nommés A, B, C et E, le spectateur pouvant donc s’identifier à l’un quelconque des personnages. L’enfant s’appelle E, sa mère A. E a douze ans, elle est surdouée et surtout une enfant en profond mal-être. Il s’agit d’une enfant dite HPI, à haut potentiel intellectuel, tel que le décrit dans ses travaux Olivier Revol, pédopsychiatre, chef de service à l’hôpital Neurologique de Bron et enseignant à l’Université Lyon 1. Ce spécialiste de la psychiatrie, qui cherche à appréhender les troubles d’apprentissage et du comportement chez l’enfant et l’adolescent, a qualifié de « sentinelles » ces enfants précoces à l’univers fragile.
Tout part d’un baiser (d’où le titre original allemand que Chloé Lechat n’a pas souhaité conserver) : ce baiser devient une histoire entre deux personnes, qui deviennent un couple et qui finissent par se marier. Une fois B, architecte d’intérieur, et C mariées, a lieu la rencontre de C avec A, une libraire, et elles tombent amoureuses. Pour sauver leur relation, B propose d’ouvrir leur mariage à cette troisième personne, A, la mère de E. Ces trois femmes vont donc s’installer ensemble. Il y a cette scène comique où l’on amène un lit pour trois (la question de qui couchera au milieu se posant ex abrupto ! ). Mais ce ménage à trois va causer la perte de l’enfant, en accentuant une sorte de destructuration (nous assistons par des projections vidéos à des séances de questions que lui pose son pédopsychiatre), à laquelle elle ne trouvera aucune issue. Au lieu de cela, les trois femmes auraient dû être des sentinelles pour E, mais elles vont toutes trois échouer. Ainsi le titre de l’ouvrage trouve-t-il une seconde explication, libre au spectateur, nous dira Chloé Lechat, de se faire peut-être encore une autre idée.
E est interprétée par Noémie Develay-Ressiguier, issue de l’Ecole du Théâtre National de Strasbourg. La difficulté de sa partie est de parler alors que les trois autres personnages chantent. La compositrice a particulièrement soigné son texte , adoptant pour elle un parler rythmique ou semi-rythmique qui fait que ses interventions sont très fluides ; pour faciliter l’équilibre sonore sur scène, sa voix est très légèrement amplifiée.
© Frédéric Desmesure
Le trio vocal est de tout premier ordre. Dépositaires de la partition en avril 2024, les trois cantatrices ont concentré le travail de répétitions sur trois semaines seulement, ce qui rend le résultat d’autant plus remarquable. On retrouve avec un immense plaisir Anne-Catherine Gillet (A) dans un répertoire qui ne lui est pas coutumier mais qui semble lui aller comme un gant. On la découvre à l’aise dans la juxtaposition fréquente du chant et du Sprechgesang, qui caractérise toute la partition. La voix est équilibrée, puissante sans perdre de couleur – elle a demandé à la compositrice d’ajuster quelques notes (des graves trop graves et finalement octaviés) et l’ensemble, dès cette première, dénote déjà d’une grande aisance. A noter son monologue au début du II d’une force explosive et aux accents post-romantiques, qui lance littéralement le drame. Sylvie Brunet-Grupposo (B), Dame Marthe remarquée en septembre dernier, apporte avec son mezzo une chaleur bienvenue ; elle tient dans la pièce le rôle ingrat de la femme jalouse dans les relations tendues avec son épouse puis avec A. Elle aussi est à l’aise dans un langage musical qui ne lui est pas familier. On fera la même remarque pour Camille Schnoor (C), d’abord amoureuse transie puis se retrouvant au cœur de la tempête. Les trois voix s’ajustent parfaitement et contribuent à l’homogénéité du plateau.
L’orchestre national Bordeaux Aquitaine doit batailler avec une partition complexe. On saluera le travail de la cheffe Lucie Leguay, qui dissèque la partition avec précision, contribuant elle aussi à faire de cet opéra un objet expérimental au final totalement digne d’intérêt.