Le compte rendu d’un spectacle n’est pas nécessairement le lieu adéquat pour faire le procès d’une œuvre, mais devant le Barbe-Bleue d’Offenbach qu’a eu la bonne idée de présenter l’Opéra de Nancy, il est quand même permis de s’interroger. Créé deux ans après La Belle-Hélène, la même année que La Vie parisienne, cet opéra-bouffe-là a singulièrement sombré dans l’oubli. Enfin, peut-être pas si singulièrement que ça. Si Walter Felsenstein s’y est intéressé dans les années 1960 (tout comme à Orphée aux enfers), c’est sans doute pour le côté satirique du deuxième acte, avec la cour du roi Bobèche, voire anti-militariste, le héros éponyme étant en principe entouré de soldats. Nikolaus Harnoncourt l’a donné en concert l’été dernier, mais la France boude un peu ce titre. La faute, peut-être, à Meilhac et Halévy, qui semblent avoir été assez peu inspirés, en l’occurrence, et dont le comique absurde lorgne vers celui, singulièrement démodé, que pratiquait Hervé à la même époque. Du coup, privée du texte approprié, la mécanique offenbachienne tourne un peu à vide : aucun air de Barbe-Bleue ne s’est vraiment imposé dans la mémoire collective, même « Je suis Barbe-Bleue, ô gué, / Jamais veuf ne fut plus gai ». L’air des courtisans a une vague parenté mélodique avec l’air des garçons de café au début du dernier tableau de La Vie parisienne, le chant nuptial amuse par sa scansion du mot « Hyménée », mais tout ça ne suffit pas à créer le tourbillon qui entraîne les spectateurs de La Périchole ou de La Grande-Duchesse de Gérolstein.
Le spectacle proposé par Waut Koeken, créé en 2011 à Maastricht pour la compagnie néerlandais Opera Zuid (et qu’on verra ensuite à Nantes, Angers et Rennes, coproducteurs de cette reprise) ne résout pas entièrement le problème que peut poser cette œuvre. La scénographie et les costumes de Yannik Larivée sont parfaitement réussis, qui transposent l’intrigue pastorale dans un univers plus explicitement marital, ce qui est logique pour un opéra-bouffe on l’on ne parle que d’épousailles à répétition : gigantesque lit conjugal au premier acte, immense canapé familial puis table de cuisine au deuxième, table nuptiale au dernier, avant un ultime retour au lit initial. Tout le monde est en chemise de nuit, pyjama ou nuisette, avec chapeau, plastron et habit par-dessus lorsqu’on se transporte à la cour du roi. La mise en scène est pleine de vivacité et de drôlerie, mais ce qui peut faire tiquer, c’est la réécriture presque intégrale à laquelle on s’est ici livré. Tout en introduisant un certain nombre de traits d’esprit en rapport avec l’actualité la plus récente, qui font mouche, bien entendu, ce nouveau texte parlé est un peu trop truffé de rimes, clins d’œil et de jeux de mots, voire de formules vulgaires pour faire moderne (« Tu as les boules », « Je pète dans la soie », etc.). Quant au narrateur, si comique que puisse être Jean-Marc Bihour, fallait-il vraiment l’introduire ici ? Les chanteurs, tous francophones, se font parfaitement comprendre et savent jouer la comédie, si bien que les interventions du narrateur ne font que créer une distance dommageable entre personnages et spectateurs.
Pour un ouvrage aux exigences vocales limitées, la distribution s’avère plus qu’à la hauteur. On avait laissé Anaïk Morel dans les cardigans et jupes plissées d’une Mère Marie assez réservée dans Dialogues des carmélites à Lyon, c’est un plaisir de la découvrir dans un rôle de joyeuse luronne, avec une voix peut-être sombre comme celle d’Hortense Schneider qui créa Boulotte, personnage assez unidimensionnel malgré ses élans féministes du deuxième acte. Avi Klemberg, qui se produit souvent sur la première scène lorraine, déploie en Barbe-Bleue un timbre sonore et une belle énergie en scène, et l’on apprécie l’art avec lequel il passe des larmes au rire dans son air du troisième acte. Norma Nahoun est une charmante Fleurette, mais sa diction pourrait être plus précise ; Pascal Charbonneau semble ici plus à sa place que dans le répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles, qui le trouvent souvent un peu trop tendu. Belle prestation des deux barytons, le jeune Julien Véronèse et le plus confirmé Lionel Lhote. Acteur irrésistible, Antoine Normand est un roi Bobèche extraordinaire sur le plan scénique ; dommage que la voix ne suive pas. Sophie Angebault est très bien en mégère mais n’a guère qu’un air à chanter. Le chœur de l’Opéra de Nancy, auquel se mêlent quatre danseurs, est un protagoniste essentiel de l’action, sans reproche comme l’orchestre, même si la direction de Jonathan Schiffman paraît souvent manquer du pétillant qu’on attend dans ce genre d’œuvre.