Si Orphée n’avait pas perdu son Eurydice, c’est toute l’histoire de l’art lyrique qui en eût été changée. Qu’auraient écrit Caccini, Peri et Monteverdi ? Quel autre sujet Mazarin aurait-il pu choisir pour le premier opéra représenté en France ? Enfin, par chance pour nous, Orphée ne nageait pas dans le bonheur, sans quoi il n’aurait pas eu grand-chose d’intéressant à chanter. C’est d’ailleurs ce qu’on se dit durant les premières minutes de cette représentation nancéenne de l’Orfeo de Luigi Rossi : tout cela est charmant, Eurydice est ravie d’épouser son berger, on est content pour elle, mais on se prend à éprouver de la sympathie pour la cour du jeune Louis XIV qui, en 1647, avait eu du mal à réprimer ses bâillements. Heureusement, tout change avec l’irruption d’un personnage déçu, jaloux, cet Aristée dont Crémieux et Halévy allaient faire l’un des protagonistes d’Orphée aux enfers. Le livret de Francesco Buti est sans conteste infiniment plus vivant sur le plan théâtral que celui sur lequel avait planché Monteverdi et, n’en déplaise aux puristes, peut-être l’œuvre de Rossi nous passionne-t-elle grâce aux quelques coupes opérées pour cette production (le prologue à la gloire de la monarchie, les interventions de quelques divinités supplémentaires). La metteuse en scène Jetske Mijnssen a choisi de s’éloigner de la mythologie pour situer l’intrigue de nos jours. Et là aussi, les premiers instants peuvent donner une impression de déjà-vu, un peu Carsen, un peu Claus Guth : le grand mariage, les témoins, les tables de la noce, etc., mais une direction d’acteur sans faille transcende ce qui pourrait n’être qu’une banalisation du mythe, et l’on adhère totalement à cette transposition où, pour tenter de reconquérir Eurydice, sur les conseils de Vénus, ce grand ado qu’est Aristée troque son baggy et son sweat à capuche contre un costume trois pièces. Le dernier acte, censé se dérouler aux enfers, devient une sorte de cauchemar surréaliste où Orphée voit surgir des personnages à tête d’oiseau ou de poisson sortis du Judex de Franju : bravo au costumier Gideon Davey. Dans le décor sobre mais majestueux de Ben Baur, les éclairages de Bernd Purkrabek évoluent constamment, passant de la lumière la plus froide au chatoiement du soleil. Et le spectacle s’appuie sur une formidable équipe de chanteurs-acteurs, sur qui repose aussi, bien sûr, la réussite de cette soirée.
© Opéra national de Lorraine
Méconnaissable, dépouillée de tous les attributs de sa féminité, Judith Van Wanroij prête à Orphée les accents plaintifs de sa voix mordorée, avec une candeur parfois presque enfantine. Chez Rossi, le personnage domine bien moins que chez Monteverdi, et Orphée a ici deux interlocuteurs de poids. Le rôle très développé de son épouse permet de s’épanouir tout le talent de Francesca Aspromonte, magnifique soprano et actrice investie, dans la joie innocente des premiers instants comme à l’heure poignante de son agonie ; difficile de ne pas avoir les yeux (et les oreilles) d’Orphée pour une telle Eurydice. Aristée au timbre généreux, Giuseppina Bridelli livre elle aussi une superbe composition, riche en monologues véhéments et avec une mémorable scène de folie.
Autour de ce trio, on remarque de belles personnalités. Victor Torres est le plus humain des pères et le Charon le plus attendri qui soit. Cela paraît presque incroyable, mais Dominique Visse parvient à renouveler son numéro de vieille mégère, et l’intelligence de la mise en scène étoffe admirablement son personnage, tout comme elle développe beaucoup celui de Momus, un Marc Mauillon survolté qui n’hésite pas à enlever le haut pour mieux incarner le dieu de la médisance. Son compère le Satyre, devenu dragueur à chaussures bicolores et panama, trouve en Renato Dolcini un interprète de qualité, diseur extraordinaire. Luigi de Donato a les graves caverneux de Pluton, et convainc tout autant en Augure. On est séduit par la voix de Giulia Semenzato, Vénus souveraine. Nourrice peut-être un peu trop sérieuse, Ray Chenez se lâche dans le rôle de Cupidon, très réduit par les coupes. Grâce à sa voix haut placée, David Tricou est, en Apollon, tout à fait à sa place dans ce répertoire.
Troisième pilier du spectacle, l’orchestre luxuriant que dirige Raphaël Pichon. L’émerveillement que causa en 1647 la machinerie de Torelli vient en 2016 des richesses dispensées par l’ensemble Pygmalion, et aux instrumentistes on associera le chœur, particulièrement admirable dans les diverses déplorations que suscite la mort d’Eurydice. Heureux spectateurs de Versailles, de Bordeaux et de Caen, c’est une production mémorable que vous pourrez savourer cette saison ou la prochaine.