Résilience : le mot, d’actualité dans notre société confrontée à de nombreux traumatismes climatiques, écologiques, sociologiques, vient naturellement à l’esprit à la sortie de cette adaptation d’Orphée aux Enfers par Isabelle du Boucher et Annie Paradis au Théâtre du Ranelagh.
Résilience d’une musique, et plus largement d’une œuvre, dont le génie a surmonté l’épreuve du temps, des guerres franco-allemandes, de la révolution électronique, informatique puis numérique, de l’évolution des mœurs, etc. En dépit de mutations profondes, les références d’hier demeurent valables aujourd’hui. L’Opinion publique s’exprime à présent au travers de la télévision, et plus encore des réseaux sociaux. Brocarder Jupiter en Jupin était moyen déguisé de moquer Napoléon III ; notre actuel président de la République est souvent qualifié de jupitérien. Ça va Manu ?
Résilience aussi d’un public, venu nombreux un dimanche matin dans ce petit coin du 16e arrondissement malgré la grève des transports publics. Résilience surtout des artistes, également soumis à l’actuelle inconstance des trains et des métros, avec ce que cela signifie de fatigue lorsque le temps de trajet dépasse deux heures, de séances de répétitions écourtées ou, pire, annulées, de courage pour surmonter ces écueils et, comme si de rien n’était, de la nécessité d’assurer sur scène leur mission de divertissement. The show must go on, comme on dit, mais au prix de sacrifices qui touchent à l’abnégation. Ne développons pas davantage pour ne pas céder à une indignation, voire une colère, contraires à l’esprit d’Offenbach. « Mon seul nom suffit à remplir le Ranelagh un jour de grève », s’enorgueillit Orphée pour convaincre de son talent Eurydice récalcitrante. La salle s’esclaffe… L’humour est la politesse du désespoir, disait Georges Duhamel.
© Opéra du Jour
La bonne humeur prend donc le pas sur les tracas du quotidien, tout au long d’une représentation dont rien ne semble pouvoir entamer le plaisir contagieux. Entre les deux versions d’Orphée aux Enfers – 1858 et 1874 –, Isabelle du Boucher et Annie Paradis ont dû faire des choix dont seule la substitution du refrain de « Ah le petit vin blanc » aux couplets bachiques paraît discutable. La présence du Chœur de Grenelle autorise le grand final du premier acte avec sa parodie d’anathème, à défaut de la valse des petits violonistes. Les coups de ciseaux à droite, à gauche n’entament pas la cohérence d’une lecture toujours intelligible. Les coutures sont suffisamment habiles pour ne pas nuire à la continuité du propos.
Au piano, Magali Albertini, assistée du violon de Mathilde Garderet dans le duo du concerto, conduit le discours musical à un galop forcément infernal. L’entrain avec lequel la pianiste mène le bal ne s’exerce jamais au détriment du chant. La suppression du rondeau des métamorphoses et de la saltarelle de Mercure réduit à onze le nombre de rôles et à dix le nombre de solistes, Mars étant confié au même interprète que Styx – Ronan Dubois plus à l’aise vocalement en « domestyx » qu’en dieu neuneu.
A chacun, plusieurs points communs : la clarté de l’élocution d’abord – qu’il soit parlé ou chanté, aucun mot n’échappe à la compréhension ; l’adéquation vocale et scénique à leur personnage ensuite – s’il nous avait fallu les imaginer, on ne les aurait pas représentés autrement ; la capacité, indispensable dans ce répertoire, à jouer aussi bien que chanter.
On a plaisir à retrouver dans la distribution certains noms devenus familiers au fil des saisons d’Opéra du jour, par exemple la frimousse de Mylène Bourbeau en Cupidon mutin. Marthe Davost est une Eurydice délicieusement légère. Maxime Duché use de son sens du théâtre pour surmonter les quelques notes tendues d’Orphée. Dans la romance d’Aristée, Rémi Peloso démontre une jolie maîtrise de la voix de fausset. Ania Wozniak possède tout à la fois un faux air de Valérie Lemercier et un mezzo-soprano suffisamment profond pour faire l’Opinion Publique acariâtre et sentencieuse. Il faut le duo de la mouche pour que Laurent Bourdeaux, en Jupiter, se démarque de sa réserve et puisse tendre d’un air coquet le jarret dans l’acte suivant. Etc.
Tout ce petit monde s’ébat avec un naturel confondant quand on sait le peu de répétitions préalables. C’est là un des mérites du travail d’Isabelle du Boucher et Annie Paradis : savoir communiquer l’énergie nécessaire pour que le spectacle fonctionne avec une économie de moyens compensée par l’imagination et la poésie. Bon nombre de directeurs d’institutions lyriques soumis à la pression des budgets pourraient s’en inspirer. Prochaines représentations dimanche 19 et 26 janvier 2020 à 11h.