C’est une production tout à fait originale qui était à l’affiche de la Monnaie mardi soir, 17 juin. Dernière première d’une saison consacrée au thème de la révolte, Romeo Castellucci présentait sa version de l’Orphée et Eurydice de Gluck, adaptation d’un spectacle déjà donné à Vienne en allemand, mais présenté ici en français dans la version d’Hector Berlioz. Rien de ce que fait Castellucci ne peut laisser indifférent ; homme de théâtre, homme de convictions, il imprime sur tout ce qu’il touche une note si personnelle que les œuvres, à son contact, s’en trouvent transformées. Et son propos, concernant le mythe d’Orphée, est si original qu’il mérite une description détaillée du spectacle.
Interrogeant le statut bien particulier d’Eurydice, qu’Orphée va tenter de ramener à la vie – et qui donc est à la fois loin de la vie et pas tout à fait morte – il nous propose un parallèle étonnant entre le mythe de l’antiquité et le drame bien contemporain d’une jeune femme prénommée Els, touchée par le syndrome du locked up, c’est à dire tombée dans un quasi coma, le corps entièrement paralysé à l’exception des yeux et des paupières, mais la conscience et les sens encore bien éveillés. Tout le spectacle (le mot est un peu inapproprié) repose sur la juxtaposition entre le destin d’Eurydice représenté sur scène et celui de Els qu’une caméra est partie visiter sur son lit d’hôpital. Els entend la représentation en direct, les spectateurs voient en direct sur un écran géant en fond de scène le reportage en vidéo : le chemin qui mène vers l’hopital, les couloirs un peu glauques, la chambre, les photos de la vie d’avant, les objets familiers, et finalement – mais après plus d’une heure de spectacle – Els elle-même, sa main inerte, une mèche de cheveux, le casque audio par lequel elle suit la représentation, et enfin son visage, son regard épuisé, fuyant. Devant l’écran, Orphée tour à tour assis ou debout chante ses airs quasi sans mouvement, sans interaction avec le film. Les chœurs sont invisibles. Eurydice apparaît derrière l’écran, par transparence, son image se superposant alors à celle de Els dans un troublant effet de dédoublement. L’air « J’ai perdu mon Eurydice » est chanté dans le noir complet. A l’avant-dernière scène apparaît un paysage évoquant la peinture romaine du grand siècle, avec des rochers et une pièce d’eau dans laquelle Eurydice (ou plutôt une nouvelle doublure) s’ébat en nu intégral. Retour ensuite dans la chambre de Els pour une ultime scène entièrement silencieuse.
Els, Stéphanie d’Oustrac © Bernd Uhlig
Ainsi décrit, le concept pourrait paraître indécent, voyeuriste, déplacé. Or, c’est tout le contraire : la caméra est discrète, pleine de sensibilité, de tact et de pudeur. Le metteur en scène a pris ses précautions et a fait avaliser son concept par un comité d’éthique. Les images ont une force expressive hors du commun, une force telle que par comparaison, l’œuvre de Gluck paraît bien fade ! C’est que l’interprétation qu’en donne Hervé Niquet n’a pas, loin s’en faut, l’intensité qui lui permettrait de rivaliser avec le propos de Castellucci. Sous sa baguette fébrile, rigidité, manque de transparence, agressivité excessive apparaissent dès l’ouverture et donnent à la partition une rugosité inhabituelle et peu agréable. L’orchestre de la Monnaie cherche des couleurs qui rappelleraient le caractère baroque de la partition originale, ou le Berlioz du second empire – c’est peu compatible – sans jamais trouver le bon compromis. Les mélodies très simples de Gluck n’y résistent pas, de sorte qu’on en vient à penser que ni la mise en scène ni la direction musicale ne servent vraiment l’œuvre. Du côté des voix, Stéphanie d’Oustrac malgré un timbre riche et chaud, campe un Orphée engagé, mais sans souplesse et un peu scolaire. Sabine Devieilhe est meilleure dans le rôle d’Eurydice, mais ses interventions sont peu nombreuses. Et qui a bien pu avoir l’idée de faire chanter le rôle d’Amour par un enfant ? Voix mal timbrée, intonation douteuse, imprécisions rythmiques et fautes de texte rendent sa prestation inacceptable. Guère de satisfaction non plus du côté des chœurs.
Au final, le public se sent pris en otage entre un film particulièrement émouvant et une interprétation médiocre, présentés parallèlement, mais desquels ne naît aucune véritable synthèse. L’émotion n’est pas transférable de l’écran à la musique, du tragique destin de Els au mythe d’Orphée. L’art conceptuel est-il transposable à l’opéra ?