La Médée de Chérubini, dans sa version originale, française avait été un des grands moments de la saison dijonnaise passée, véritable résurrection. En serait-il de même avec la version de Paris de l’Orphée de Gluck, rarissime à la scène comme à l’enregistrement ? Pour des raisons liées aux interprètes, du vivant du compositeur déjà, chacun réalisait sa version d’Orfeo ou d’Orphée, coupant, ajoutant, transposant, sans susciter le moindre étonnement. Réécriture largement enrichie de la version italienne, la partition de 1774 constitue la référence lyrique de l’art européen de Gluck, dépassant et unissant toutes les traditions musicales du continent
Maëlle Poésy réalise ici sa première mise en scène d’opéra, résolument contemporaine. Oublieuse du modèle suprême de la tragédie grecque, elle nous impose sa lecture : une sorte de « métaphore du cycle de la vie », s’achevant sur la mort, alors que l’ouvrage se veut glorifiant l’amour. Chez Gluck, l’action commence par la découverte du tombeau d’Eurydice par Orphée et s’achève par la victoire de l’amour sur la mort. Ici, rien de tel. Pour nous renvoyer à une sorte de cycle qu’elle a décidé infernal, après une ouverture en salle des mariages, Maëlle Poésy se fait plaisir, et altère le nôtre, en reproduisant, en guise de conclusion, la mort d’Eurydice à laquelle nous assistions au début. La boucle est bouclée, cycle mortifère de l’éternel recommencement. Ainsi serons-nous privés du ballet général final, avec son ample chaconne, qui équilibre l’ouvrage et illustre la félicité de l’amour, coupure fréquente depuis Berlioz, mais n’est-on pas venu pour écouter la version de Paris ?
Dans un décor à combinaisons multiples, les trois actes sont enchaînés sans discontinuer. Quelques auditeurs oseront ainsi applaudir l’ariette, ample et très virtuose, qui achève le premier acte. Le ténor le méritait amplement. Quant à la boîte à malice, assemblage de deux panneaux, l’un de fond, l’autre en guise de plafond, elle sera tour à tour salle de mariage, entrée des enfers et … salle des mariages. Du déjà vu, conventionnel, quelque peu usé. Les panneaux qui composent cet ensemble s’ouvriront, se fermeront pour ménager telle ouverture ou permettre aux racines de se développer à partir des cintres. La nature, si présente dans le livret, se réduit à ce réseau, sensé nous entraîner dans les profondeurs de la terre. Le surnaturel du deuxième acte est à peine suggéré : point de flammes ni d’épaisse fumée, pas davantage que la fureur horrible réduite à un beau travail chorégraphique du groupe. Les ballets ont été conçus dès l’origine, avec Angiolini. Ils font partie intégrante de l’ouvrage, participent à l’action. Ce ne sont plus les simples divertissements conventionnels de la génération précédente. Le travail sur les corps, des danseurs, de l’Amour, des choristes est une réelle réussite. Les éclairages de Joël Hourbeigt sont toujours justes, efficaces et autorisent de beaux tableaux. Les jeux d’ombres et de lumières, parfaitement appropriés, suppléent la pauvreté du décor. Signés Camille Vallat, les costumes, contemporains (sauf pour l’Amour -singulier, avec son sac à dos de grande randonnée) permettent les métamorphoses discrètes du chœur, passant d’une banale tenue de ville au raffinement des tons pastel.
© Opéra de Dijon – Gilles Abbeg
L’ouverture, insignifiante, nous fait assister à la joie fébrile, à l’agitation désordonnée qui préside au mariage, au cours duquel Eurydice s’effondre, terrassée par la mort. L’idée est pertinente, mais la réalisation, banale sinon vulgaire, nous laisse un goût étrange : du mythe, de la tragédie antique, ne va-t-on pas tomber dans le théâtre de boulevard ?
La direction de Inaki Encina Oyon, surprenante, impose des tempi qui avancent, mais une pâte sonore lisse, dépourvue de tout relief. Singulier parti pris de la direction : une sorte de legato général, de linéarité imposée. Tout pathos est banni, comme si le chef refusait quelque expression baroque ou romantique, pourquoi ? Lecture aseptisée, fade, dynamique certes, mais dont la texture est fondue, homogène. Hormis les soli, du hautbois tout particulièrement, c’est uniforme. Le moment de surprise passé, cet entre-deux mondes irréel, sublimé, d’où toute aspérité est bannie, générera une forme de lassitude. L’orchestre, ductile, trouve de belles couleurs et répond parfaitement aux attentes du chef, mais paraît sous-employé. On oublie sans peine que les instruments sont modernes. Si la grande douceur des Ombres bienheureuses est remarquablement servie, les Furies, voulues horribles par Gluck, sont très fréquentables, trop. Les « Non ! » paraissent conventionnels, alors que Gluck les voulait exprimés comme des vociférations, hurlés, prémonitoires de clusters. Le chœur, acteur à part entière, remplit son contrat. Quelques voix de femmes, forcées dans l’aigu, et de petits réglages avec l’orchestre devraient se corriger dans les prochaines représentations.
L’émotion n’est générée que par la voix. Tous les interprètes ont l’âge de leur rôle et aucun ne démérite. « Où trouver le ténor réunissant les qualités spéciales que la représentation de ce personnage exige : connaissance profonde de la musique, habileté dans le chant large ; possession complète du style simple et sévère ; organe puissant et noble ; profonde sensibilité, expression du visage, beauté et naturel du geste ; enfin compréhension parfaite et par suite amour raisonné de l’œuvre de Gluck ? » écrivait Berlioz. Depuis Léopold Simoneau, rares ont été les ténors réunissant toutes ces qualités. Anders J. Dahlin est de ceux là. La voix est claire, souple, longue et bien timbrée, le style exemplaire : au sommet de son art. Tout juste pourrait-on souhaiter parfois une émission plus sonore compte-tenu du volume considérable de la salle. Son long solo du premier acte, où airs et récitatifs s’enchaînent avec fluidité, suffit à notre bonheur, les qualités expressives sont au rendez-vous. L’ample et virtuose ariette « l’espoir renaît dans mon âme », bien qu’ancrée dans le baroque italien, emporte tous les suffrages. Sa séduction des esprits infernaux est un moment d’anthologie, tout comme son pathétique dialogue avec Eurydice au dernier acte. Malgré sa célébrité, oublions le « J’ai perdu mon Eurydice », dont le caractère guilleret, inscrit dans l’écriture, n’est pas estompé par la direction. Elodie Fonnard campe une Eurydice crédible, la voix est fraîche, claire, épanouie, et l’acte final nous permet d’en apprécier la vigueur et la fragilité, au service d’une expression toujours juste. L’Amour de Sara Gouzy déconcerte, moins par le chant que par le jeu : le porte-parole des dieux, voulu parfois espiègle, cocasse par la mise en scène, cadre mal avec le caractère vocal. Laissons Gluck conclure : « Cela vous a-t-il déplu au théâtre ? – Non ? Eh bien, cela me suffit. ».
Prochaines représentations les 6 et 8 janvier, puis la production poursuivra sa carrière dans un tout autre cadre, sans doute plus adéquat : Le Théâtre Ledoux de Besançon les 17 et 19 janvier.