En cette floraison printanière d’Otello (de Verdi, soupire le Rossinien impénitent), Monte-Carlo, à en croire les échos des productions de Paris et Baden-Baden, pourrait se tailler la part du lion (de Venise, bien sûr). Dans un décor unique rythmé par les arceaux d’un palais Renaissance, une passerelle favorise l’improbabilité de situations où l’on voit et l’on entend sans être vu et entendu. L’usage de la vidéo apporte à la mise en scène d’Allex Aguilera une touche nécessaire de modernité. La frontière est ténue entre classicisme et conformisme. Il aurait fallu porter au mouvement le même soin qu’aux costumes, signés Françoise Raybaud, pour écarter tout risque de confusion. Accentuée par des rideaux de tulle sombre, la pénombre dans laquelle est plongée la scène surligne la noirceur implacable de l’ouvrage. L’absence de contresens, en nos temps erratiques, n’est pas si fréquente pour ne pas être appréciée.
La lecture de Daniele Callegari, à la tête d’un Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo en ordre de marche mais de chœurs moins disciplinés dans la première partie, ne s’autorise pas davantage d’écarts. Dans le cadre de la Salle Garnier, si intime que l’on croirait la représentation réservée à une poignée de privilégiés, aucun déséquilibre, aucun abus de décibels ne viennent entacher une interprétation d’une grande rigueur stylistique. Sans effusion appuyée, ni sentimentalisme, le drame s’installe puis se tend jusqu’à l’insoutenable. Il lui faut juste un peu plus de temps qu’à l’habitude pour prendre ses marques. Passées les éclaboussures de la tempête, un brindisi maladroit et un duo d’amour peu extatique, les voix et les cœurs s’échauffent.
© Alain Hanel
La trame d’Otello est si resserrée que l’attention reste centrée sur les protagonistes, au nombre de trois, triangle conforme à la règle énoncée par George Bernard Shaw qui veut le baryton briseur du ménage formé par la soprano et le ténor. Des seconds rôles se détachent la voix légère et timbrée de Ian Hotea, mieux à sa place en Cassio qu’en Chevalier des Grieux à Athènes en fin d’année, et Lodovico élevé par In-Sung Sim au rang de Fiesco dans Simon Boccanegra ou Banco dans Macbeth, deux rôles que la basse coréenne compte à son répertoire.
L’entêtement avec lequel Desdemona s’acharne à soutenir la cause de Cassio auprès de son époux jaloux, pourrait passer pour de la bêtise si Maria Agresta ne parvenait à défendre l’indéfendable et, dans le même temps, à surmonter l’insurmontable, à savoir éviter que la Chanson du saule au 4e acte ne s’apparente à un interminable tunnel. Question de tempérament – la soprano dans les tensions du concertato au 3e acte montre qu’elle de l’énergie et de la puissance à revendre ; question aussi de technique – l’émission pure et délicate d’aigus au volume subtilement dosé appelle le qualificatif d’angélique. Ceci rend plausible cela.
Authentique baryton verdien par la noirceur et l’ampleur – ce que Iago en rupture avec le modèle imposé par Verdi n’exige pas –, George Petean prend soin de ne pas abuser de moyens supérieurs pour se glisser dans la peau du traître. Un rire malvenu à la fin du credo est l’unique faute de goût d’un portrait cruel à l’image du Dieu auquel Iago dit croire. On n’écrira jamais assez combien une représentation d’opéra repose sur une alchimie plus que sur une somme d’individualités. Cette âme damnée paraîtrait moins démoniaque si elle ne disposait, pour croiser le fer, d’un adversaire à sa mesure. Le duo de deuxième acte à cet égard fait des étincelles. Gregory Kunde, à 65 ans, n’envisage pas de baisser la garde, y compris dans un rôle aussi éprouvant qu’Otello. Jean-Michel Pennetier dans un récent compte rendu se livrait à l’exégèse d’une interprétation où rien n’est laissée au hasard, où chaque mot est vécu, où la vaillance ne faillit jamais jusque dans ses éclats les plus violents, où l’acteur se hisse au niveau du chanteur – et réciproquement. Qu’ajouter si ce n’est que le ténor, une fois sur sa lancée, atteint la vérité dramatique, objectif ultime poursuivi inlassablement par tout chanteur d’opéra (en théorie du moins). « L’Otello intelligent garde le meilleur pour la fin », explique Piotr Kaminski dans L’Avant-Scene Opéra. Une nouvelle fois, démonstration est faite.