L’Opéra, reflet de notre époque ? Miroir grossissant de nos préoccupations sociétales ? Tout dépend de la grille de lecture choisie par les metteurs en scène qui – on le sait – sont prompts à projeter leurs obsessions dans la représentation d’ouvrages souvent affranchis de telles arrière-pensées.
Prenez par exemple Otello – de Rossini en l’occurrence mais Verdi pourrait aussi bien faire l’affaire. Est-il meilleur moyen de dénoncer le féminicide alors que le terme prête encore à discussion et que sa prise en compte juridique varie d’un pays à l’autre ?
C’est par ce biais que Rosetta Cucchi déconstruit la tragédie shakespearienne. En un flashback horrifié, Emilia la confidente de Desdemona, revit le chemin de croix de son amie, affidée à l’autorité masculine, giflée par un père également coupable d’avoir contrarié sa vocation de ballerine (seule extrapolation admise par la mise en scène), violentée par ses prétendants puis finalement assassinée. Tous coupables, tous potentiellement marqués sur Twitter de ce sceau d’infamie qu’est le mot clé #metoo (#balancetonporc en France) – si la transposition de l’action dans un 20e siècle indéfini (aux alentours de 1950 ?) ne rendait anachronique l’usage des réseaux sociaux.
Chahutée lors du salut final, cette approche peut sembler restrictive. Elle a le mérite de la lisibilité et du respect dramaturgique de l’œuvre. Tout juste peut-on lui reprocher, comme à bon nombre de mises en scène aujourd’hui, d’abuser de digressions visuelles. L’œil dès l’ouverture est harcelé d’images. Projections vidéo, saynètes annexes surchargent l’espace scénique et compliquent la narration. Une simple représentation des faits dans les décors explicitement bourgeois de Tiziano Santi aurait mieux servi un propos que Rosetta Cucchi dans sa note d’intention dit vouloir social – à défaut d’être racial, l’usage aujourd’hui répréhensible du blackface rendant délicate l’exploitation de cette dimension pourtant consubstantielle au livret de Berio di Salsa.
Otello, militaire propulsé au plus haut rang en raison de ses mérites guerriers, doit faire face à une société qui réprouve ses origines ; Rodrigo, fils de famille désœuvré, se shoote à la cocaïne ; Emilia épouvantée se tape la tête contre les murs ; mais c’est dans la fosse que se noue vraiment le drame une fois passée l’ouverture – hâtivement expédiée car sans rapport avec les événements tragiques à venir ? Attentive aux chanteurs et soucieuse d’équilibre, la direction d’Yves Abel est un modèle d’éloquence dramatique vivement salué par le public.
© ROF / Amati Bacciardi
Que la distribution prenne ses distances avec les profils vocaux originaux peut dans un premier temps déconcerter. Les seconds rôles ne sont pas en cause, même si les sons tubés d’Adriana Di Paola en Emilia desservent la tendre intimité du duettino avec Desdemona au premier acte.
Dmitry Korchak est-il encore le contraltino voulu par Rossini dans le rôle de Rodrigo, par opposition au baritenore d’Otello ? Assurément non. L’effort est parfois perceptible. Le ténor parvient toutefois à exprimer l’ambivalence du rôle, entre bravoure et douceur. Héroïque lorsqu’il lui faut croiser la voix avec Iago puis Otello en une surenchère musclée de roulades et de contre-ut ; suave dès que l’amant malheureux survient et c’est alors la plastique du timbre et la souplesse du phrasé qui vont droit au cœur.
Soprano dépourvue de l’ambiguïté d’Isabella Colbran – la créatrice de Desdemona, mezzo à l’origine –, Eleonora Buratto compense les insuffisances du registre inférieur par une agilité confortable et des aigus qu’elle lance à pleine voix comme autant de flèches dardées dans le mille. Les traits acérés du « Barbero ciel » à la fin du deuxième acte n’empêchent pas une chanson du saule ombrée de nostalgie, ductile et liée avant que la tigresse ne sorte de nouveau ses griffes dans un duo final tailladé de coups de poignard.
Les rôles de traitre vont si bien à Antonino Siragusa qu’on lui pardonne aisément de ne pas correspondre à l’exacte tessiture de Iago, supposée plus grave. L’émission haute, Les stridences, les couleurs saumâtres, l’imagination dans l’ornementation, l’éclat métallique dessinent un félon idéal, suintant de haine et d’hypocrisie.
Enea Scala enfin prend le parti d’un Otello sauvage, voire brutal, taillé tout d’une pièce dans une matière sombre, suffisamment robuste pour résister aux assauts de l’écriture et assez agile pour en assumer les extrêmes et en épouser les accidents. Certes, le Maure ne s’embarrasse pas de psychologie, qu’il s’agisse des apartés introspectifs dans l’air d’entrée (« Premio maggior di questo ») ou, au dernier acte des scrupules préalables au coup fatal. Aucune note cependant n’est esquivée, fût-elle rugie ou étranglée. Le portrait est impressionnant, pour ne pas dire terrifiant, mais peut-on encore parler de belcanto ?