Visages noirs, décors noirs, costumes noirs, éclairages très parcimonieux : c’est à un véritable festival du sombre que convie Michael Talheimer dans Otello à l’opéra de Flandre. Comme le metteur en scène est un esthète doué, cela fonctionne plutôt bien, et entre en résonance avec nombre d’éléments du livret : noirceur du cœur de Iago, couleur de peau d’Otello, sombre jalousie qui s’immisce partout, nuit d‘amour qui enlace les amants à la fin du premier acte,… Ce parti pris révèle cependant ses limites au fur et à mesure qu’on avance dans l’action. Tant d’ascétisme finit par lasser, et on regrette que les superbes ensembles du III soient aussi platement illustrés, avec un minimalisme qui frise le monacal. Il y a incontestablement plus dans Otello que ce que Talheimer a voulu nous en montrer.
L’avantage d’une mise en scène aussi simple est qu’elle laisse libre cours à la musique. Et là, on est à la fête : Alexander Joel a à peine 40 ans, mais il mériterait d’être cité parmi les meilleures baguettes d’opéra en activité. Ce qu’il parvient à tirer comme sève de l’orchestre de l’opéra de Flandre tient du prodige. La fosse se transforme sous sa direction en un volcan d’où émergent tonnerre, grondements, soupirs, cris, chuchotements. Dès l’ouverture et sa tempête, on est pris à la gorge par une intensité sonore et dramatique qui ne se relâchera plus, deux heures durant. Quadrature du cercle : cette orgie sonore ne se fait jamais au détriment des chanteurs, que Joel couve jalousement, veillant à conserver entre le plateau et les instrumentistes une cohésion pas une seule fois prise en défaut. Dans une œuvre aussi difficile qu’Otello, un tel résultat relève de l’exploit.
© Opera Vlaanderen
Libérés des soucis de la mise en scène, admirablement soutenus par un orchestre qui les porte tel un tapis volant, les chanteurs donnent le meilleur d’eux-mêmes. En l’occurrence, c’est beaucoup. Ian Storey manque un peu d’italianita, mais les ressources vocales sont bien là, prêtes à exploser dans les moments de fureur, dès un « Esultate » pris de pleine force, lorsque tant de ténors entrent sur la pointe des pieds. Pas question d’économie ici, et le chanteur se dépense, vocalement et scéniquement, avec une enthousiasme qui frise la défonce. Face à lui, la Desdémone de Corinne Winters joue à merveille du contraste, avec l’immobilité de poupée que lui impose le metteur en scène. Une fixité qui n’empêche pas la voix de se déployer avec une maturité et une chaleur rares à cet âge. Aucun intervalle n’est escamoté, et la soprano parvient à survoler les masses chorales du III avec l’aisance d’une colombe. Cassio, incarné par le jeune britannique Adam Smith, membre de la troupe locale, est idéalement le séducteur un peu creux voulu par Verdi et Boito. Voix brillante mais moins timbrée que celle d’Otello, capacité à dérouler de belles lignes belcantistes, physique de militaire amateur de conquêtes (dans toutes les acceptions du terme) : la crédibilité est totale ! Seule petite déception : le Iago de Vladimir Stoyanov remplit certes son contrat musical avec honnêteté, mais son personnage fait un peu trop méchant de cinéma, alors que tant de barytons verdiens ont apporté un relief supplémentaire à cette figure du mal. Les seconds rôles sont tous bien tenus, et les chœurs suivent la battue du chef comme si leur vie en dépendait. On aura compris que l’Otello offert en ce moment à Anvers (et à Gand à partir du 5 mars) compte parmi les temps forts de l’année lyrique en Belgique.