La précédente production de Christof Loy au Festival de Salzbourg (2009) – Theodora, un oratorio de Haendel – avait recueilli à juste titre les suffrages du public comme de la presse. Le principe, fort simple mais d’une rare efficacité, consistait à respecter au départ la forme oratorio (un chœur et des solistes assis sur des rangées de chaises devant un orgue gigantesque) puis à s’en écarter progressivement grâce à une direction d’acteur inventive collant au texte. L’idée saugrenue lui est venue d’appliquer la même recette à La Femme sans Ombre. En dépit du beau décor de son partenaire Johannes Leiacker, ce système ainsi transposé produit l’effet inverse de celui recherché, mettant tout en aplat. L’action se déroule à la Sofiensaal (ancien établissement de bains viennois des années 1880 transformé durant les années cinquante en salle de concert et en studios d’enregistrement) où l’on assiste à un enregistrement de la Femme sans Ombre. Pour légitimer son choix, le metteur en scène s’est cru obligé de donner dans le programme l’explication détaillée de l’action telle qu’elle se déroule sur scène, ce qui ne fait que confirmer l’aberration d’une telle lecture. Le public, si familier des opéras de Strauss, se voit condamné à assister au défilé des chanteurs devant les micros. Comment ne pas se sentir floué d’avoir dépensé une si grosse somme pour assister à un opéra en version de concert ? La salle au quart vide après le deuxième entracte en témoigne.
Ce ratage scénique est largement compensé par la magnifique interprétation de cette œuvre trop peujouée. La direction de Christian Thielemann ne démérite pas, comparée à celle de deux de ses illustres prédécesseurs au festival de Salzbourg : Clemens Krauss en 1932 et 1933 et Karl Böhm en 1974 et 1975 (l’interprétation de Georg Solti, en 1992, étant en revanched’une consternante médiocrité). Ce grand musicien domine parfaitement la partition, sa préférée dans le répertoire straussien, qu’il exécute dans son intégralité, ce qui est déjà exceptionnel. Au III, le quatuor Nourrice/Messager/Barak/Femme de Barak habituellement coupé rend plus pathétique encore le renvoi de la Nourrice, tandis que l’impressionnant mélodrame de l’Impératrice devant la fontaine de vie met l’accent sur son humanité, désormais acquise. Thielemann fait revivre dans la fosse l’univers féérique du « dernier opéra romantique allemand » (le mot est de Strauss) expulsé par Loy de la scène. Grâce à une large palette de nuances et à une construction sans faille, il oppose la clarté de l’univers céleste de l’Impératrice, proche selon lui de la musique de Debussy, à l’obscurité du monde humain, caractérisée par un retour à la bitonalité et aux dissonances de Salomé et au déchaînement des forces du mal qui structure la partition d’Elektra. Il galvanise le Wiener Philhamoniker, à son sommet, au point qu’à l’issue du spectacle cet orchestre, réputé pour la rigueur de ses exigences à l’égard des chefs invités, refuse à son invitation de se lever pour saluer et l’applaudit longuement et chaleureusement !
En teinturière, Evelyn Herlitzius, que nous avions admirée en Elektra à Bruxelles en janvier 2011, domine sans conteste la distribution. Son éclatant soprano dramatique sait à la fois surmonter les déchaînements de l’orchestre et se faire doux, voire suave, dans les moments de grand lyrisme. Une ombre au tableau, cependant : la chanteuse ne ménage jamaisses forces et durcit ses aigus à plusieurs reprises lors du dernier acte, au risque de s’abîmer la voix. Par comparaison, l’Impératrice d’Anne Shwanewilms paraît un peu pâle en dépit de l’engagement et d’un timbre cristallin. A sa décharge, elle est particulièrement bridée par une mise en scène qui la contraint à incarner tantôt son personnage tantôt celui de l’interprète qui enregistre le rôle. A l‘opposé, le Heldentenor Stephen Gould ne montre aucune faiblesse vocale dans ce rôle très tendu, malgré un défaut d’expressivité et une tendance à la placidité théâtrale (encore un dommage collatéral du travail de Christof Loy ?). Le baryton chaleureux de Wolfgang Koch, convient particulièrement bien à Barak, ce personnage si attachant. Dans le rôle redoutable de la nourrice enfin, Michaela Schuster expose un beau timbre, cuivré et homogène (dans le registre grave, elle utilise principalement la voix mixte). L’interprétation est d’autant plus méritoire que la direction d’acteur l‘enferme dans le registre étroit d’un personnage malfaisant.
Premier faux pas de l’édition 2011 du festival de Salzbourg, cette Femme sans ombre contraint les spectateurs à une pratique désormais de plus en plus courante à l’opéra : faire abstraction de l’action scénique pour pouvoir écouter les chanteurs et l’orchestre. Hélas !