Quoi de plus naturel que Nancy, ville où la Pologne occupe une place particulière, vienne combler un manque et créer en France Manru, l’unique opéra du pianiste virtuose, homme politique et diplomate polonais Ignacy Jan Paderewski. L’œuvre est donnée en allemand, langue de la création à Dresde en 1901 et les amateurs trouveront un enregistrement de qualité, chanté en polonais, dans les bacs et sur la plateforme de streaming de leur choix. Appelé le « Carmen polonais », en raison de la soif de liberté du personnage tzigane principal, qui abandonnera sa femme et sa fille pour rejoindre son peuple et le paiera de sa vie, Manru mélange avec des bonheurs divers les influences tant littéraires (Roméo et Juliette entre autres) que musicales : Wagner au premier chef, un soupçon d’influences slaves et d’italianité pour la partie vocale. L’œuvre s’écoute avec plaisir, plus pour le travail d’orfèvre sur les couleurs et les ornementations d’une orchestration qui puise dans le folklore que sur la composition elle-même, dont la maitrise des leitmotivs et de leur fonction dramatique reste superficielle. On est somme toute plus proche des thèmes entêtants d’un Cilea que d’un grand geste wagnérien. C’est au troisième acte, en forme de concerto pour voix, violon tzigane et cymbalum, que Paderewski trouve une patte toute personnelle et que sa musique se fait la plus enivrante.
Cette première française convainc aussi par la qualité des artistes réunis. La directrice musicale de l’Opéra National de Lorraine Marta Gardolinska sert avec gourmandise la partition de son compatriote à la tête d’un orchestre toujours aussi convaincant, après un Tristan und Isolde remarquable en janvier dernier. Elle souligne le lyrisme brulant de Manru, met en valeur les détails et trouvailles et insère les éléments folkloriques avec naturel dans le tissu musical et narratif. Les nombreux solistes, instrumentistes comme chanteurs, trouvent leur place sans mal dans cet écrin.
Les chœurs maison et les enfants du Conservatoire régional du Grand Nancy s’avèrent particulièrement bien préparés et dirigés dans de nombreuses scènes de groupes où les foules font masses en même temps que des individualités s’en extraient. D’ailleurs les quelques rôles issus du chœur sont tous très bien servis (Heera Bae, Jue Zhang). Quatre seconds rôles gravitent autour des personnages principaux : Halidou Nombre parvient par la profondeur de son timbre à donner vie aux vieux Jagu malgré la jeunesse de ses traits ; Lucie Peyramaure distille une voix fruitée pour composer la séductrice Asa ; Tomasz Kumiega incarne l’ombrageux chef Oros grâce à une volume conséquent ; enfin Janis Kelly prête des accents fauves à la tristesse de la mère d’Ulana. Celle-ci trouve en Gemma Summerfield une interprète idoine. Rondeur du timbre, vaillance des aigus, nuances et couleurs s’assemblent dans un portait vif et émouvant de la jeune mère dont l’amour vacille. Thomas Blondelle à fort à faire avec un rôle-titre dont les aigus lui blanchissent le timbre même s’il s’efforce de maintenir et la ligne et les nuances. Si son entrée en scène manque d’impact, on sent le ténor monter en puissance au fil d’une soirée qui culmine dans un troisième acte intense. C’est finalement Gyula Nagy qui tire le mieux son épingle du jeu. Urok est un personnage Janus, mi-Alberich mi-Papageno, et le baryton sait en croquer tant la part sombre que la part tragi-comique.
La mise en scène propose beaucoup de solutions pour faire cohabiter et s’affronter ces deux mondes qui se vouent une haine farouche. Pour Paderewski, l’enjeu était de dépasser la lettre du livret et de toucher à l’universel. Pari réussi pour Katharina Kastening et son équipe, qui, au moyen de quelques tags et scènes de lynchage, installent le drame de ces xénophobies et de ces racismes qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. La scénographie et les décors simples – une paroi de verre qui coupe une tournette en deux, la maisonnette, une pantomime en jeu d’ombres pendant le rêve enfiévré de Manru – contribuent à une parfaite lisibilité de l’intrigue et offrent une scène finale aussi saisissante que la partition où les ennemis se trouvent réunis dans le deuil et l’absurdité.