Coupler Pagliacci avec Gianni Schicchi n’est pas banal. À l’origine, Puccini avait conçu Il Trittico (Le Triptyque) comme un tout indissociable. Ce souhait s’avéra contraignant et le compositeur finit par accepter que ses trois opéras courts puissent être représentées séparément.
Un coup d’œil sur l’historique des représentations de Gianni Schicchi montre que si le choix fait par le metteur en scène américain, Richard Cowan est aujourd’hui fort rare, ce fut précisément celui que fit le Met en 1926, huit ans après la création « in loco » du Triptyque. Il se trouve que cette programmation répond parfaitement aux objectifs actuels du festival car elle permet de réunir tragédie et comédie en un seul spectacle. Si, pour la musique et le chant, leur exigence de qualité est élevée, Philip Walsh et Richard Cowan savent se contenter de peu d’espace. Lisibilité et respect des œuvres demeurent leurs maîtres mots. Familière aux bellilois, la petite scène de la salle Arletty, confortable mais basique, sans dégagements ni fosse d’orchestre, leur suffit pour faire du grand art. Quelques éléments de décors efficaces, des costumes inspirés, un éclairage correct, le tour est joué. Sur un livret du compositeur — soupçonné à l’époque de plagiat —, en réalité surtout inspiré par un fait divers qu’il tenait de son père magistrat, Pagliacci se termine par un double crime de jalousie conjugale. Comme on le sait, pour représenter cet atroce dénouement, Leoncavallo utilise avec finesse le procédé d’un « théâtre dans le théâtre ». Sa farce tragi-comique, comprenant deux petits actes en miroir et un bref prologue, frappe juste et fort. Seul personnage féminin central, la soprano américaine, Jazmin Black-Grollemund (qui a fait ses premières études musicales dans le Maryland) est depuis plusieurs années résidente de Belle-Ile. Douée pour la comédie comme pour le chant, elle peint par petites touches, encore un peu timides, une attachante Nedda / Colombine en demi-teinte, à la fois mutine et altière, hésitante mais inflexible, innocemment sensuelle… Faisant ses débuts français avec brio dans le rôle titre (Canio / Paillasse), dans lequel se sont illustrés les plus grands chanteurs, à commencer par Caruso, on découvre Jason Wickson, remarquable jeune ténor américain puissamment dramatique qui sait aussi bien faire rire qu’émouvoir avec des moyens vocaux qui le destinent aux rôles verdiens et wagnériens. Son renversant « Ah ridi Pagliaccio » ne s’oublie pas ! Enfin et surtout, on retrouve Keith Harris, dont c’est la cinquième participation au festival bellilois. Après son Iago prometteur dans Otello en 2012, voici le baryton américain dans le personnage haut en couleurs du clown Tonio (Taddeo dans la pièce). Il éblouit par un chant superbe de projection, de timbre, d’expressivité et un talent de comédien-chanteur hors-pair. Contrairement à l’usage répandu, mais conformément au livret original, c’est à lui que revient la dernière phrase rituelle « La commedia è finita ! » que Richard Cowan lui fait proclamer de manière tonitruante, juste après que Paillasse se soit fait justice. Vikrant Subramanian (Silvio) et Donovan Smith (Beppe) complètent fort bien la distribution de cette tragi-comédie condensée qui laisse les spectateurs pantois.
Gianni Schicchi, Zack Rabin (Simone), Martin Schreiner (Gherardo) © Léonor Matet
Après l’entracte, Gianni Schicchi, inspiré d’un personnage réel ainsi que de « L’ Enfer » de Dante, va emporter le public dans une autre comédie humaine moins tragique mais autrement grinçante que la précédente. C’est un tumulte orchestral apparemment désordonné se fondant « subito presto » avec les jérémiades d’une famille autour du lit de mort d’un parent récemment décédé qui plonge d’un seul coup l’auditoire dans l’univers musical de Puccini. Le petit orchestre talentueux dirigé avec précision par Philip Walsh fait merveille pour illuminer délicatement une partition subtile qui semble se rire d’elle-même. Très vite, une connivence malicieuse s’établit avec le spectateur qui ne demande qu’à rire aux dépens de ces gens hypocrites et cupides qui méritent bien ce qui leur arrive. À l’évidence, pour interpréter le rôle titre il faut un chanteur — inoubliable Tito Gobbi ! — doué d’une forte personnalité. C’est le cas de Tyler Simpson, déjà apprécié ici la saison dernière dans le rôle de Bartolo (Il Barbiere di Siviglia), et dont la carrière se déroule aux États-Unis, principalement au Met. Belle stature, voix bien posée, timbre agréable, engagement dramatique constant, dominateur et facétieux à souhait, son Schicchi est savoureux. Le ténor Peter Tantsits est un Rinuccio, Juste, sensible et bien chantant qui fait un charmant couple avec la soprano Louise Pingeot, Lauretta à la voix fraîche ; elle chante à ravir « Ô mio babbino caro », le tube de la partition qui va inciter Schicchi à sauver l’héritage pour le bonheur de sa fille… Formant un ensemble bien structuré vocalement et dramatiquement, les divers membres de la famille tiennent leur partie avec compétence. Les autres comparses ne sont pas en reste. En particulier, Keith Harris, successivement le médecin et le notaire, physiquement méconnaissable, mais bien reconnaissable à son talent.