Œuvre ambiguë s’il en est, Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny fait son entrée au Capitole, et c’est heureux. La mise en scène de Laurent Pelly, par ailleurs directeur du Théâtre National de Toulouse, est lisible et forte, à la hauteur de sa réputation – même si certains choix pourraient être discutés – et caractérisée comme à l’accoutumée par une efficace direction d’acteurs. L’histoire de Jim émerge clairement dans le contexte de l’histoire de Mahagonny, transposée dans la deuxième moitié du XXe siècle. L’épineux problème des changements de lieu et des projections prévues pour annoncer au public le thème des scènes successives est résolu par l’adjonction d’un récitant qui, en allemand et en français, informe les spectateurs tandis que – à scène ouverte ou non – sont installés les accessoires correspondants aux différents épisodes. L’aspect visuel, dû à Barbara de Limburg et Joël Adam, pour cohérent et pertinent qu’il soit, en particulier pour l’affichage lumineux, n’est pas toujours séduisant ; mais après tout il est censé refléter le goût des fondateurs de Mahagonny. (Au fait, les néons blancs sur fond noir que l’on sait chers à Olivier Py sont-ils ici un exemple de ce « mauvais » goût ?)
Parler d’abord de l’aspect théâtral, c’est réagir en fonction des impressions ressenties. Dans cette représentation, le contenu du texte nous a semblé parfois privilégié au détriment de la musique1. On sait que cette différence d’appréciation quant au rôle respectif de l’un et de l’autre contribua à éloigner les deux créateurs. Même si Weill était d’accord pour écrire une musique en rupture avec les conventions de l’opéra d’avant-guerre, et directement accessible à ses contemporains, elle devait conserver sa force propre, quitte à s’appuyer sur le passé, pour s’en moquer ou s’en nourrir (Mozart) et ne pas être réduite à en donner à des slogans. Or dans certaines scènes majeures – la révolte de Jim et surtout le tableau final des défilés revendicatifs – il nous a semblé qu’un parti pris d’amplification sonore tendait à donner plus de poids aux mots qu’à la musique. La dernière scène devient ainsi le manifeste des damnés de la Terre, implicitement invités à s’unir pour agir ici et maintenant, en dépit de l’incohérence visible de leurs revendications.
Or cela ne s’accorde guère avec le dernier cri de la foule, pure expression nihiliste, et ces accents expressionnistes ne sont pas revendiqués par le compositeur. Un dosage sonore différent n’eût-il pas mieux préservé l’ambiguïté découlant de messages contradictoires ? De même aurait-on souhaité que le caractère « viennois » de certains passages – la valse « Denn wie man sich bettet » – soit plus nets, et que l’aspect jazzy de certains autres le soit moins, que l’œuvre sonne davantage Weimar et un peu moins Broadway, mais ces remarques n’enlèvent rien à la qualité de l’exécution. Les instrumentistes, à en juger par ceux qui apparaissent dans les loges d’avant-scène, ont du plaisir à interpréter cette musique exigeante que le jeune chef Ilan Volkov conduit tambour battant. Notons à ce propos la qualité des percussions, assez souvent sollicitées et en particulier dans le dernier tableau.
Sur scène, selon une pratique répandue, au moins deux générations de chanteurs. Marjana Lipovsek était, voici déjà un lustre, la Zia Principessa dans Suor Angelica au même endroit ; en grande professionnelle elle assure et elle assume le rôle de la vieille dame indigne avec ses moyens actuels ; on ne peut se défendre en l’écoutant de se demander ce qu’on entendrait si Ewa Podles était à sa place. Voici presque deux lustres Chris Merritt aussi chantait Loge in loco ; le voici devenu Fatty ; il faut bien avouer que si sa prestation est sans reproche les souvenirs de sa gloire rossinienne la colorent pour nous de tristesse. Plus jeune, Gregg Baker prête un physique imposant à Moïse la Trinité, ce qui convient au vainqueur du match de boxe, par ailleurs videur et homme de main. Déjà lancée, Valentina Farcas incarne Jenny, la prostituée raisonnable ; physique avenant, désinvolture scénique, voix bien conduite, seul le timbre n’a pas cette lumière qui donne à certaines interprètes un charme immédiat. Les quatre copains venus se perdre à Mahagonny sont conformes à ce qui est prévu pour eux, et ce n’est pas un mince compliment que de dire qu’ils y sont remarquables, aussi bien vocalement que scéniquement. Après être mort dans la Grande Bouffe, Roger Padulles devient sans effort apparent le tueur maladroit qui corrompt ses juges à bon escient. Harry Peeters semble avoir l’inconscience de son personnage de Joe, victime de lui-même autant que des poings de Moïse. Tommi Hakala adopte de façon crédible la cautèle du petit bourgeois pour qui l’amitié vaut quelque chose, mais toujours moins que l’argent. Leurs timbres s’allient, pour autant que le plaisir des auditeurs fasse partie des objectifs de cet « opéra épique ». Question qui se pose avec acuité à propos de Nicolai Shukoff, interprète du rôle de Jim Mahoney. Ce ténor autrichien, remarqué en 2005 à Lausanne, semble en quelques années avoir atteint une maturité vocale rayonnante, et c’est en vrai lyrique qu’il emplit son rôle. Mais ne risque-t-il pas ainsi de renouer avec les profils vocaux de la tradition ? Il est vrai que le personnage meurt à la fin ; mais sa mort est-elle assimilable à celle de l’opéra d’antan ? La lettre de l’œuvre n’autorise pas cette lecture. Il reste donc l’étrangeté vocale qu’il constitue, et que le public apprécie bruyamment aux saluts, comme il honore longuement tous les artistes, les choristes et l’équipe de production.
Œuvre hybride susceptible d’interprétations diverses, cet opéra voulait rompre avec la tradition des individus héros puisque le personnage central était la Ville. Le temps qui s’écoule en a fait à son tour un objet de consommation. Cette ironie du sort ne retire rien de son intérêt à un sujet d’une actualité brûlante – la ville comme piège, le besoin de divertissement, l’illusion du tout est permis, l’argent comme valeur dominante dans notre société – et dont les liens, même en opposition, avec une conception de la nature humaine à l’œuvre chez Pascal ou Dostoïevski font accéder l’œuvre au rang des classiques qu’elle prétendait combattre. Récupération ? Oui ; mais la musique de Weill n’a pas vieilli comme certaines formules verbales, et c’est elle qui, à défaut de surprendre encore, séduit toujours. Sans doute ne reçoit-on plus Mahagonny comme le souhaitaient ses créateurs ? En tout cas la vision proposée au Capitole en conserve l’essentiel !
1 Impression que nourrit le programme de salle, qui rompt avec la pratique consistant à mettre en couverture le titre et le nom du compositeur en ajoutant ici le nom du librettiste, et dont le contenu privilégie