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PARRA, Justice – Genève

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Spectacle
24 janvier 2024
La voix des sans-voix

Note ForumOpera.com

4

Infos sur l’œuvre

Détails

Justice
Opéra de Hèctor Parra
Livret de Fiston Mwanza Mujila
d’après un scénario de Milo Rau

Mise en scène
Milo Rau
Scénographie
Anton Lukas
Costumes
Cédric Mpaka
Lumières
Jürgen Kolb
Vidéos
Moritz von Dungern
Dramaturgie
Clara Pons

Le Directeur
Peter Tantsits
Femme du Directeur
Idunnu Münch
Chauffard
Katarina Bradić
Prêtre
Willard White
Jeune Prêtre
Simon Shibambu
Jeune homme
Serge Kakudji
Avocate
Lauren Michelle
Mère
Axelle Fanyo
Librettiste
Fiston Mwanza Mujila

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Direction des chœurs
Mark Biggins

Orchestre de la Suisse Romande
avec la participation
de Kojack Kossakamvwe (guitare électrique)

Direction musicale
Titus Engel

Nouvelle production en coproduction
avec le Festival Tangente St. Pölten

Grand Théâtre de Genève
22 janvier 2024, 20h

Sur scène, un énorme camion renversé, roues en l’air. Ce sera le seul élément de décor. Avec un écran qui descendra et remontera des cintres.
Et, à y repenser, il y aura peu de « mise en scène », chose étonnante de la part de Milo Rau. Au début, un narrateur (le librettiste Fiston Mwanza Mujila) racontera au public la genèse du projet, comme pour l’inscrire dans la vie réelle, en faire autre chose qu’un spectacle.

© Carole Parodi

L’accident oublié

Quelques mots pour dire comment est né Justice. Préambule nécessaire, je crois, pour apprécier cette création.
À l’origine, il y a l’intérêt personnel du metteur en scène suisse Milo Rau pour le Congo où il voyage souvent. Vient à sa connaissance un fait divers oublié, un accident de la route survenu en février 2019 à Kabwé, au Katanga, entre Lumumbashi et Kolwezi : un camion-citerne, pour éviter une camionnette, fait une embardée et se retourne, en pleine place du marché. L’accident fait une vingtaine de morts et bien davantage de blessés, d’autant que l’acide chlorhydrique s’écoule de la citerne, attaquant les corps avant d’aller polluer une rivière toute proche.
L’acide était destiné aux mines voisines de cuivre et de cobalt, poumon économique de la région, exploitées d’ailleurs par un groupe suisse. Le procès se perdra dans les sables, ceci expliquant peut-être cela.
Milo Rau constitue un dossier, et se procure notamment les images terribles, insoutenables, filmées par un téléphone portable, du camion renversé, des corps écrasés, déchiquetés, brûlés par l’acide. À partir de là, il élabore un synopsis, qu’il transmet à l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila et au compositeur catalan Hèctor Parra.

Serge Kakudji © Carole Parodi

Opéra ou oratorio ?

Est-ce un opéra ou un oratorio ? C’est en tout cas une œuvre de mémoire dont la sincérité, la probité sont évidentes. C’est aussi une partition (d’orchestre notamment) virtuose, éclatante, dont la force emporte l’émotion à la première écoute. Si foisonnante qu’il en faudrait sans doute bien d’autres pour embrasser toute sa richesse et ses secrets. L’Orchestre de la Suisse Romande, très sollicité, c’est le moins qu’on puisse dire, sous la baguette incisive de Titus Engel, non seulement met en place impeccablement une partition énorme et sans cesse changeante, marqueterie de sons, de couleurs, de rythmes, mais parvient à lui prêter une manière de fluide évidence.

Il suffit d’entendre la pièce orchestrale de quelque six minutes qui tient lieu d’ouverture. Au début une mélodie de flûte (qu’Hèctor Parra a empruntée au répertoire traditionnel du peuple luba et qui tiendra le rôle d’un leitmotiv), puis une manière de scherzo symphonique où se succèdent les polyrythmies d’un pupitre de percussions déchainé et des tutti explosifs, une section médiane plus contemplative, avant un crescendo à grand renfort de cuivres et de xylophone s’appuyant sur des rythmes de danses cérémonielles luba (c’est Hèctor Parra qui nous l’apprend dans le programme de salle).

Serge Kakudji © Carole Parodi

Les thèmes musicaux de Justice seront fondés sur un corpus de mélodies issues d’une vaste région, celle des cultures luba, hemba, lulua, kaonde et lunda, couvrant le sud de la RDC et le nord de la Zambie. Le compositeur précise qu’il s’est servi pour les rythmes de danses cérémonielles luba (Mutomboko, Luwendo, Mazha). On dira simplement qu’une fois passés dans son alambic, il est difficile de distinguer tous ces ingrédients. Mais qu’on ne résiste pas à la beauté et la puissance de cette musique.

Les voix de la terre

Il y aura au fil des cent minutes que dure Justice plusieurs intermèdes orchestraux d’une puissance tellurique, convoquant toute la puissance des cuivres et un pupitre de percussions particulièrement fourni (waterphone, boobams, vibraslap, flextone, cloches de vaches, enclumes, ressorts hélicoïdaux, blocs chinois, sans parler des xylophone, marimba et piano à queue…)

Mais d’autres épisodes se feront lumineux, coloristes, ainsi l’évocation du marché de Kwabé et alors la voix parlée d’une des victimes (Joseph Kumbela) dira ce « réservoir de rêves » qu’était la place du marché et la voix radieuse de la mère chantera au plus haut de sa tessiture cette place du marché qui « ensoleillait nos vies… » jusqu’à ce que la pluie commence à répandre l’acide et que les couleurs de l’orchestre deviennent lugubres.

Axelle Fanyo © Carole Parodi

D’écriture très ample, il faut mentionner de beaux passages chorals, d’un large souffle, tel celui racontant l’arrivée des Blancs, au début du troisième acte, solide crescendo, où s’opposent les voix féminines évoquant ces étrangers aux yeux bleus ou verts « dégageant une odeur indescriptible », et les voix masculines décrivant l’émerveillement des colonisateurs (« Nous avons découvert des peuplades et des forêts et aussi du cobalt et du cuivre… »), vaste architecture d’un pathétique glaçant, un peu à la Honegger, où on admire la cohésion et la richesse de coloris du Chœur de Grand Théâtre.

Le journal d’une création

Il est rare que la « fabrication » d’un opéra soit aussi documentée. Nombre de photos montrent les trois auteurs rencontrant les victimes du drame, ainsi cette femme au bras brûlé et son enfant, ou « le garçon qui a perdu ses jambes », l’un des personnages de l’opéra, en conversation avec le contre-ténor (congolais) Serge Kakudji qui jouera son rôle. Et justement, à peu près vers le milieu de Justice, c’est lui qui racontera (de sa voix parlée accompagnée par la guitare électrique de Kojack Kossakamvwe) sa rencontre avec celui qu’on appelle le Milliardaire, c’est-à-dire le vrai « garcon qui a perdu ses jambes », assis sur son fauteuil de handicapé, celui dont il chantait les mots dès le prologue : « On me conduit à l’hôpital, les médecins m’arrachent une jambe, quelques mois après l’accident les médecins me coupent la deuxième jambe ».

Yowali Binti, l’une des rescapées et sa fille © Hèctor Parra

De sorte que Justice nous propose à la fois le journal d’une création, les émotions des auteurs rencontrant les victimes, les pièces d’un dossier, les réflexions d’un jeune congolais (le librettiste) sur l’état de son pays, et une partition très savante et luxuriante, où surgissent de grands moments de lyrisme, et même des arias qui, comme en contrebande, « font opéra ».

Serge Kakudji (de dos) avec « le garçon qui a perdu ses jambes » © Hèctor Parra

Des personnages-symboles (un peu trop)

Tour à tour on verra s’avancer vers le centre de la scène les personnages principaux. Ainsi un jeune prêtre (Simon Shimbambu) affirmant ses espoirs de progrès (« Nos petits-enfants apprendront la langue des Blancs et parcourront le monde entier ») ; ou le directeur de la mine et son épouse (Peter Tantsis et Udunnu Münch), lui proclamant « Ni ko wa Afrika -Je suis un Africain », elle « Nous ferons de cette région la suisse de l’Europe », tous deux sincères, allez savoir ; ou encore le Chauffard (du camion), en l’occurrence ici une chauffarde (Katarina Bradić), protestant « Les juges et les avocats puaient la bière, on était dans un cirque de Noël » ; ou l’avocate (Lauren Michelle) perdue entre deux mondes (« Ma ville d’enfance n’existe plus, partout des usines, partout des églises de réveil »).

Des personnages-symboles, assez difficiles à habiter, et devant chanter un texte parfois escarpé. Willard White, majestueux en grand prêtre, chasuble dorée sous son veston, voix d’une mémoire ancestrale et d’un animisme toujours en arrière-plan, versant des libations aux ancêtres, saura donner de la véracité à ses mélancolies : « Mes yeux ont vu des empires s’effondrer, les esprits ne parlent plus, comment paraître devant le trône de Dieu quand on n’a plus de corps, plus d’âme ? », chante-t-il et l’orchestre derrière lui fait alors le grand écart entre des basses grondantes et des stridences de petite flûte.

Willard White © Carole Parodi

L’écueil du statisme

Hèctor Parra cite cette phrase de l’écrivain congolais Emmanuel Kabango Malu : « Peut-on se réfugier dans la fiction quand la réalité elle-même dépasse l’impensable, l’inacceptable ? » Spectacle-témoignage donc, qui n’évite pas l’écueil d’un certain statisme.

À l’image de cette grande table rassemblant les invités, assez indistincts, de la cérémonie d’inauguration d’une école, figurants un peu laissés à l’abandon. On a connu Milo Rau plus audacieux quand il mettait en scène au GTG une Clémence de Titus plutôt bousculée-bousculante… Ici, il semble se tenir en retrait. De là, le contraste avec la fièvre agitant la fosse… et l’idée d’oratorio évoquée plus haut.

Axelle Fanyo © Carole Parodi

Oser le lyrisme et la mélodie…

Ici nous voudrions citer quelques mots que nous confia Hèctor Parra peu avant que ne commencent les premières répétitions :
« Il faut penser l’orchestre comme un océan, et le chanteur comme un oiseau qui se soulève au-dessus de l’océan, sur un paysage, et il entraîne l’âme humaine avec sa voix, il t’entraîne avec elle dans la fragilité de l’existence humaine, des émotions, la fragilité de nos sentiments, et tu es conscient qu’on est éphémère, qu’on est rien. Mais tout de même l’existence est quelque chose de belle, de fragile, comme une fleur. La voix doit s’envoler, doit décoller et t’entraîner avec elle… Tu flottes… Voilà… Il y a cette friction entre la voix et un orchestre qui peut être très géologique, très grand (ou très léger aussi) et s’il y a cette friction, on a l’opéra, on peut vraiment parler au public, on peut lui faire sentir de vraies choses. »

L’ensemble de la partition est fait, on l’a dit, d’alternances tension-détente, entre des passages très drus, chargés en sonorités volcaniques, en furieux roulements de grosse caisse à faire tomber les murs, et des moments de pur lyrisme sur un tapis orchestral ténu et liquide.
Ainsi le grand fortissimo au centre du troisième acte évoquant l’accident lui-même, sommet d’implacabilité, est-il suivi par le monologue halluciné de l’avocate, de plus en plus concernée par le drame, évoquant une petite fille dont le corps est en lambeaux (« elle a un trou à la place de la bouche, elle ressemble à un déchet ») et Lauren Michelle est ici magnifiquement tragique à l’extrême haut de sa voix…
Après quoi, sublime moment, s’élèvera le lamento de la mère (« Ma fille est morte, ma fille et ses rêves, fondus dans l’acide »), grande effusion désespérée ponctuée d’accords qui sonnent comme autant de glas et où Axelle Fanyo est bouleversante.

© Carole Parodi

À la fin, le désespoir

Ce sont de ces moments où « la voix t’entraîne avec elle dans la fragilité de l’existence humaine », pour reprendre les mots de Hèctor Parra, ces moments où il s’autorise la mélodie.

Le plus beau, on le devra à nouveau à Axelle Fanyo, au début du dernier acte, « Les adieux ». Fiston Mwanza Mujila, enfilant à nouveau son rôle de récitant aura évoqué, sur un rutilant tapis de xylophone et d’appels de trompettes, le dernier jour de son voyage à Kabwé et sa rencontre avec Theophrasta, la vraie « mère de l’enfant mort ». Alors s’élèvera la complainte de l’enfant, chantée en swahili, « Mère où es-tu, je marche à l’aveuglette dans ce pays obscur ». Par la voix très claire d’Axelle Fanyo, voix vibrée, voix d’opéra, dans une mélopée déchirante ponctuée de grands éclats par tout l’orchestre.

Non moins effusif, lyrique et désespéré, le dernier air de l’avocate, Lauren Michelle, elle aussi magnifiquement expressive, chantant ce qui semble être le sentiment profond de Fiston Mwanza Mujila : « Nous avons tout perdu, nos croyances, nos langues, nos traditions, nous n’avons rien appris de l’histoire, elle a fait de nous des mendiants, des cancres par-dessus le marché. »

Les enfants de Kabwé photographié par © Hèctor Parra

Le chœur conclura cette partition par une manière de choral, galvanisant du point de vue musical, mais paradoxalement désespéré si on écoute les paroles : « Ah ! Si tout pouvait recommencer ! Si on pouvait renommer les choses, le fleuve Congo, les arbres à esprit, le Katanga, si on pouvait renommer les empires… »

Beaucoup d’images auront défilé sur l’écran, celles de l’accident, celles des rues de Kabwé aujourd’hui, les boutiques, les entrepôts, les visages des enfants d’aujourd’hui photographiés par l’équipe, si beaux. La dernière image montrera le panneau d’entrée du village, un peu défraichi et rouillé, mais où on lit curieusement la mention d’un verset de la Genèse (28, 17) qui affirme : « Que cet endroit est redoutable ! C’est ici que se trouve la porte du ciel ! »

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