Deux Partenope (1730) sinon rien : la Fortune sourit au public espagnol ! Le Palau de Les Arts Reina Sofia de Valence vient d’accueillir en octobre la version de concert dirigée par William Christie et mise en espace par Sophie Daneman pour le Jardin des Voix – dont la tournée s’arrêtera également au Liceu (Barcelone) en janvier prochain –, mais pour l’heure, c’est le Teatro Real de Madrid qui crée l’événement. En effet, non seulement la délicieuse comédie de Haendel n’avait encore jamais connu les honneurs de la scène en Espagne, mais Joan Matabosch a eu l’excellente idée de programmer une reprise du spectacle de Christopher Alden créé à Londres en 2008. Cette pétillante coproduction de l’English National Opera, du San Francisco Opera et d’Opera Australia avait reçu en 2009 le Prix Laurence Olivier de la meilleure production lyrique et il faut reconnaitre qu’elle fonctionne merveilleusement bien. Notons que Parthenope redevient Partenope et retrouve sa langue originelle, l’italien, un choix à notre estime judicieux, ceci dit sans préjuger de la qualité de la traduction anglaise réalisée en son temps par Amanda Holden.
Le livret de Silvio Stampiglia a d’abord été mis en musique par Lucio Mancia (Naples, 1699), mais Haendel se base sur la version remaniée par Caldara, dont il a peut-être vu l’opéra à Venise lors de la saison du Carnaval 1708-1709. Contrairement à d’autres membres illustres de l’Académie de l’Arcadie tels que Zeno et Metastasio, Stampiglia n’a pas renoncé au mélange des registres cher au théâtre musical du Seicento. D’aucuns y voient la clé de l’immense succès de Partenope qui fit l’objet d’une soixantaine d’adaptations au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, Haendel reprenant d’ailleurs plusieurs airs de celle de Vinci (Rosmira fedele, 1725) dans son pasticcio Elpidia.
Si le travail de Christopher Alden et de son équipe, salué ici même lors de sa création, prend des libertés avec la lettre de l’ouvrage, il en restitue l’esprit avec une intelligence remarquable et un indéniable sens esthétique. Partenope est transposée dans les années 20-30, entre hommage appuyé à Man Ray et clins d’œil au Bauhaus (l’appartement immaculé dessiné par Andrew Lieberman), au milieu de créatures oisives et frivoles, Partenope et ses prétendants gominés jouant aux cartes ou préparant des cocktails. Les éclairages d’Adam Silverman subliment quelques tableaux éminemment suggestifs et de fascinants jeux d’ombre, où les protagonistes semblent se dédoubler.
Sabine Puértolas (Partenope) et Gabriel Bermúdez (Ormonte) © Javier del Real | Teatro Real
Alden privilégie la légèreté et ose même la drôlerie, mais par touches soigneusement dosées et sans se croire obligé de meubler en permanence. A la vérité, Partenope n’en a nul besoin, car les airs souvent brefs du Saxon jaillissent naturellement des récitatifs et propulsent davantage l’action qu’ils ne la freinent – ce qui est d’ordinaire une des principales faiblesses de la forme Da capo. Bien qu’elle perde avec Haendel quatre des dix numéros qu’elle possédait encore chez Caldara et son statut de prima donna au profit de Partenope, Rosmira n’en reste pas moins la figure la plus riche et la plus intéressante de cette pièce où les femmes portent la culotte au point que Winton Dean la qualifie de proto-féministe. Le metteur en scène américain prend le parti pris d’éclairer son conflit intérieur dès le début de l’opéra. Ses gestes passionnés, ses étreintes spontanées et brutalement interrompues, montrent ce que la musique n’exprimera que bien plus tard : l’amour brûle encore et triomphe du ressentiment.
Alors que Haendel supprime les deux rôles secondaires et comiques imaginés par Stampiglia, Alden traite sur le mode bouffe celui d’Ormonte, le capitaine de Partenope, comprimario particulièrement ingrat. Cette extrapolation serait gratuite si ce second couteau, réduit musicalement à un air et à quelques brèves répliques, n’y gagnait pas une existence nouvelle, purement scénique, mais qui achève de nous dérider sans nuire à l’intrigue. Gabriel Bermúdez signe une composition infiniment délectable. Méconnaissable, le sculptural baryton madrilène a l’allure d’un Lytton Stratchey, l’excentrique écrivain du groupe de Bloomsbury, ses mines de précieux ridicule et ses gloussements offrant un contraste hautement cocasse avec la voix mâle et assurée qu’il déploie dans son unique numéro. La prestation de ses partenaires s’avère, sur le plan théâtral du moins, à l’avenant et chacun se glisse dans la peau de son personnage comme s’il avait pris part à sa conception.
Deux distributions alternent au fil des représentations qui courent jusqu’au 23 novembre. La première aligne Brenda Rae (Partenope), Teresa Iervolino (Rosmira), Iestyn Davies (Arsace) et Anthony Roth Costanzo (Armindo) – ils tenaient les mêmes rôles à New York en 2010 (mise en scène de Francisco Negrín) –, Jeremy Ovenden (Emilio) et Nikolay Borchev (Ormonte). Nous avons entendu la seconde, qui comprend des chanteurs de premier ordre et nous a valu quelques surprises.
La Partenope de Sabine Puértolas déroute d’abord, puis s’affirme rapidement et s’impose avec un chic, tant vocal que scénique, irrésistible. Son premier air la cueille à froid, les coloratures sont heurtées, l’aigu crispé, mais c’est aussi la seule page un tant soit peu virtuose de Partenope. Tour à tour Marlene et Lulu (mention spéciale pour les toilettes de Jon Morrell), la vamp aguiche, soupire et mène son petit monde par le bout du nez, mais sa voix a également des accents sincères lorsque le dévouement et la candeur d’Armindo finissent par l’attendrir. La musicienne rivalise d’élégance dans « Voglio amare » et plus encore « Qual farfaletta », sommet de canto fiorito où ses ciselures raffinées nous tiennent en haleine. Une cadence explosive rehaussée d’aigus glorieux nous laisse entrevoir furtivement l’Angelina et la Rosina que doit être Daniela Mack, mais si la tessiture de Rosmira lui coupe les ailes, la rossinienne lui prête des graves nourris et un superbe tempérament. Elle livre une incarnation viscérale, fiévreuse, exhalant toute la violence qui ronge cette femme blessée. Nous nous inclinons bien bas devant cette performance, a fortiori dans le chef d’une artiste qui n’a pas l’habitude de ce répertoire.
Franco Fagioli (Arsace) © Javier del Real | Teatro Real
Ce n’est pas seulement le fait de son inconstance, commente Anthony Hicks, si Arsace balance entre des personnalités aussi fortes et en même temps dissemblables. Partenope aurait pu s’intituler « Arsace ou la fragilité des hommes ». Le voyage moral et sentimental du prime uomo jusqu’à la rédemption exige un engagement et des ressources qui ne sont pas à la portée du premier venu. Une ornementation très ostentatoire (« Sento amor con novi dardi ») nous fait d’abord craindre que Franco ne fasse à nouveau du Fagioli, qu’il cède à son péché mignon et se gargarise de ses dons. Et pourtant plusieurs spectateurs l’ovationnent déjà. Serions-nous ingrat, blasé ? De fait, on s’habitue à tout et même le caviar, un jour, ne surprend plus. En même temps, il n’est pas illégitime d’aspirer à moins d’effets et à plus d’affects, de vécu, en particulier quand nous savons, grâce notamment au Carlo il Calvo de Porpora exhumé à Bayreuth, de quoi l’interprète est capable. Or, sa retenue, sa concentration dans le célébrissime « Furibondo spira il vento » nous rassure et démontre qu’il peut se focaliser sur la vérité dramatique : Arsace est dans un état d’agitation extrême, éperdu, désespéré, mais il ne délire pas et la surenchère acrobatique comme l’extravagance seraient incongrues. Autre bonheur, le contre-ténor allège son émission, épure son chant, affine ses inflexions et la poésie qu’il instille à « Ch’io parta ? » nous arrache aux contingences de ce bas monde.
Christopher Lowrey © Javier del Real | Teatro Real
Confier le timide Armindo à Christopher Lowrey, formidable Bertarido à Göttingen, relève du luxe, mais le Teatro Real aurait eu tort de s’en priver. Alden exacerbe la naïveté du prince et force sans doute un peu le trait en soulignant sa maladresse, mais le contre-ténor américain assume ce parti pris et crève l’écran. Dès qu’il ouvre la bouche, en revanche, le rire cesse et nous buvons du petit lait : plénitude du timbre, projection royale, galbe et élégance de la ligne, nuances dynamiques, lyrisme sobre et délicat… En revanche, nous n’avons pas le cœur à nous étendre sur l’Emilio de Juan Sancho, au grain toujours aussi chaleureux mais au ramage débraillé. Le fringant ténor pâlit face aux souvenirs prégnants laissés par des pointures comme John Mark Ainsley ou Kurt Streit. Finissons plutôt sur une note positive, et non des moindres : le Haendel stylé, éloquent, fluide et coloré de l’Orchestre Titulaire du Teatro Real sous la conduite experte d’Ivor Bolton. La formation s’est déjà frottée, entre autres, à Rodelinda en 2017 et elle n’a pas à rougir de la comparaison avec les ensembles spécialisés. En outre, ce n’est pas tous les jours que les cuivres rutilent sans couacs (les cors dans le « Io seguo sol fiero » de Rosmira). S’il ne fallait retenir qu’une scène, parmi les plus marquantes, ce serait sans doute la cavatine sur laquelle Arsace s’endort (« Ma quai note di mesti lamenti »): l’accompagnement des flûtes et des violons en sourdine, ourlés par le théorbe et les pizzicati des basses amplifie la désolation de l’amant dont la vulnérabilité est sur le point de désarmer Rosmira. Du grand art.
Partenope sera donné en direct le 21 novembre à 18h00 sur MyOperaPlayer.