Il y a à peine plus d’un mois, Jean-Claude Malgoire dirigeait à Tourcoing la reprise d’une magnifique production de Pelléas et Mélisande, créée en 2015. La version de concert présentée le 2 mai au Théâtre des Champs-Elysées ne pouvait que prendre l’aspect d’un hommage au chef récemment disparu, qui avait consacré toute sa vie à rechercher cette insaisissable vérité de la musique, et pas seulement de la musique dit « ancienne », mais aussi de compositions de siècles plus proches du nous. Le lien avec Jean-Claude Malgoire, à qui Michel Franck a consacré quelques mots avant le début du concert, était ici d’autant plus évident que les trois têtes d’affiche étaient les mêmes qu’à Tourcoing, pour notre plus grand bonheur.
Après sa prise de rôle en 2015, après « Mes longs cheveux descendent tout le long de la tour » si ingénieusement inséré dans son disque Mirages, Sabine Devieilhe retrouve un personnage dont elle semble avoir saisi la vérité, ou du moins une certaine vérité, si tant est que Mélisande puisse être résumée à une seule incarnation,si aboutie soit-elle. Ce soir-là, en effet, la soprano était Mélisande, de toute sa voix et de tout son être, mais une Mélisande qui n’avait rien de froid, rien de distant, et qui réussissait le prodige de ne pas pour autant perdre son mystère. L’héroïne de Maeterlinck, que Golaud prend d’abord pour « une petite fille », est bien avec elle une très jeune femme aux sourires aussi fréquents qu’énigmatiques (celui avec lequel, les yeux mi-clos, elle prononce la phrase « Si, il me parle parfois. Il ne m’aime pas, je crois » en dit plus long que toutes les exégèses). On admire aussi tout le poids qu’elle met dans la brièveté même de certains monosyllabes, un « Oui », un « Non » ô combien éloquents. Et ceux qui, d’aventure, penseraient que Sabine Devieilhe n’a que des suraigus à offrir auraient reçu une grande leçon : cette artiste sait aussi tirer le meilleur de tous les personnages qu’elle interprète, tant elle s’y investit et, pour le répertoire français, tant elle les sert par une diction hors pair. Guillaume Andrieux est lui aussi une évidence en Pelléas, tout en sincérité et en enthousiasme juvéniles, avec une voix que les aigus ténorisants du rôle ne prennent jamais au dépourvu, avec un naturel désarçonnant qui rejoint celui de Pierre Mollet, l’un des plus beaux Pelléas du disque. Cette vérité, c’est aussi celle qu’offre Alain Buet, dont le Golaud n’a rien du vieillard bougonnant ni d’une brute sanguinaire, et donc chacune des interventions est entièrement intelligible, entièrement naturelle, parfaitement timbrée et sans ce vibrato qu’on a parfois entendu au disque dans les enregistrements du baryton.
Leurs partenaires semblent évoluer, eux, à un moindre degré de vérité musicale et dramatique. Est-ce d’avoir tant chanté le rôle ? Sylvie Brunet, immense artiste pourtant, et qui a si bien servi l’opéra français, semble ici un peu trop appuyer son discours, chargeant sa lecture de la lettre d’effets dramatiques un peu superflus, comme si la splendeur du timbre et la qualité de l’articulation ne suffisaient pas à faire d’elle la Geneviève d’exception qu’on a pu admirer ailleurs. Malgré un fort beau grave, Jérôme Varnier est un Arkel encore un peu jeune, un peu emprunté, comme s’il flottait un peu dans l’habit du très sage et très vieux roi d’Allemonde. Même si l’on peut apprécier un Yniold qui n’ait pas une fausse voix d’enfant, Camille Poul sonne presque déjà trop adulte pour le personnage. Virgile Ancely est en revanche un magnifique médecin, dont on aimerait entendre la voix superbe dans un rôle plus développé.
Quant au bien nommé Orchestre de chambre Pelléas, sous la direction fine et équilibrée de Benjamin Levy, propose un Debussy résolument désembrumé, où le jour se glisse même à travers les frondaisons de l’épaisse forêt avant que la nuit y devienne très noire et très froide, un Debussy déjà proche de Jeux dans le scène d’Yniold. Là aussi, une certaine vérité de Pelléas, peut-être.