Les Belges sont décidément très forts. Après nous avoir offert au printemps 2014 ce magnifique cadeau qu’était Au monde, de Philippe Boesmans, La Monnaie récidivait un an plus tard avec cette Penthesilea de Pascal Dusapin, coproduite par l’Opéra du Rhin qui la présente à son tour, en « création mondiale » bis. Et dans les deux cas, la réussite est complète. Y aurait-il quelques enseignements à en tirer ? Ça se pourrait bien…
Tout d’abord, dans les deux cas, le livret s’appuie sur une œuvre théâtrale préexistante. Cela nous vaut un vrai texte dramatique, avec des personnages, une action que le spectateur peut suivre. Certes, pour Penthesilea, il a fallu réécrire un peu Kleist, l’abréger de façon drastique, mais le résultat final n’en est pas moins solide et prenant. Depuis longtemps cette pièce attirait Pascal Dusapin sans qu’il ose s’y attaquer, mais le compositeur a heureusement franchi le pas. Et comme pour Au monde, avec une carrière lyrique dont les débuts remontent aux années 1980, le fruit de ces efforts semble marqué par la sérénité de la maturité. Sur un sujet d’une violence extrême (la guerre entre les Grecs et les Amazones, Penthésilée dévorant Achille), ce n’est pas la redondance qui a été choisie, mais le contraste : malgré quelques paroxysmes fracassants, la musique évite le plus souvent les stridences et l’expressionnisme. Cet art-là ne cherche pas à imiter l’horreur, et l’effroi naît bien plutôt d’une tension qui se passe de hurlements. Spécialiste du répertoire contemporain, Franck Ollu s’empare de la partition avec la subtilité qui convient, et conduit sans esbroufe l’Orchestre philharmonique de Strasbourg jusqu’au bout de ce voyage ténébreux.
Deuxième leçon, la cohérence du spectacle. Pour Au monde, Joël Pommerat était seul maître à bord et importait sans rien y changer le raffinement de son esthétique propre. Pour Penthesilea, on a réuni deux personnalités bien différentes : Pierre Audi, capable des plus grandes réussites dans tous les styles, de Monteverdi à Tan Dun en passant par Rameau et Wagner, et une nouvelle venue dans le monde de l’opéra, la plasticienne Berlinde De Bruyckere, qui apporte ses obsessions personnelles. Son travail sur la chair, la peau et les ossements coïncide avec le mythe, et elle décline donc le thème du dépeçage à travers une série d’accessoires dont le metteur en scène doit s’accommoder. Grand ordonnancier des cérémonies musicalo-théâtrales contemporaines (on pense aux spectacles conçus à Amsterdam autour de Claude Vivier, par exemple), Pierre Audi a fait le choix de la distanciation sans transposition : il ne serait que trop facile d’en trouver des équivalents aujourd’hui, mais la barbarie qu’il nous montre est stylisée, sans armes ni flots d’hémoglobine. Sa direction d’acteurs se dispense de suivre les didascalies nombreuses du livret pour proposer une sorte de ballet cruel entre ces personnages d’abord rampants à terre. Les corps se rapprochent, s’étreignent avec brutalité, mais les combats se limitent à une chorégraphie presque abstraite, et le cadavre d’Achille est évoqué à travers une simple peau à tanner.
La réussite tient aussi, bien sûr, à la qualité de la distribution vocale. Natascha Petrinsky s’impose dans un rôle-titre exigeant. Pour la reine des Amazones, Dusapin a conçu de superbes monologues où s’exprime toute la complexité d’un personnage chez qui l’amour prend les formes les plus imprévisibles ; à aucun moment, la mezzo ne traduit ici l’effort, et l’on espère que d’autres interprètes sauront se montrer aussi à l’aise dans cette musique. Au même niveau d’excellence, on placera Eve-Maud Hubeaux, qui ne devrait pas longtemps rester cantonnée aux rôles secondaires où elle a fait ses premiers pas. La densité impressionnante de son registre graves lui permet de prétendre à des personnages de premier plan, et sa Grande-Prêtresse sera, à n’en point douter, un tournant dans sa jeune carrière. Confidente aimante de sa reine, la Prothoe de Marisol Montalvo est d’une éloquence indéniable dans une tessiture inhabituelle pour une chanteuse qu’on a plus l’habitude d’entendre virevolter dans l’extrême aigu. Pas de ténor dans cet opéra, mais deux voix masculines graves : le baryton de Georg Nigl, assez gâté par la partition qui lui laisse l’occasion de déployer une belle palette de couleurs, et le baryton-basse de Werner Van Mechelen, Ulysse mi-inquiet, mi-désabusé.
On remercie donc l’Opéra du Rhin d’avoir assuré la création française d’une œuvre majeure.