Entamé le 24 octobre à l’Opéra royal de Versailles où elle interprétait Berlioz sous la direction de John Eliot Gardiner (Cléopâtre, Les Troyens), le parcours d’artiste de Lucile Richardot se poursuivait un mois plus tard dans le Salon d’Hercule, joyau aux proportions idéales pour apprécier la collection d’airs et de songs du XVIIe siècle qu’elle a enregistrés avec l’Ensemble Correspondances (Harmonia Mundi). Couronné de prix en France, Perpetual Night a également séduit la presse allemande dont un représentant avait fait le déplacement samedi dernier afin de remettre à Lucile Richardot et Sébastien Daucé le Preis der deutschen Schallplattenkritik décerné chaque année à une dizaine de publications. Au reste, le disque a reçu un excellent accueil outre-Manche. « The title may be ‘Perpetual night’ but there’s absolutely nothing gloomy or unremitting about this delicious disc and its chiaroscuro play of shading and texture » observe ainsi Alexandra Coghlan pour Gramophone. Curieux titre, en effet, aux connotations lugubres et fatalistes alors que la versatilité du programme et la pluralité des humeurs ne cessent de nous surprendre. Pour les besoins du concert, il s’enrichit d’une nouvelle pièce qui élargit encore la perspective : « Felice Pastorella » cantate à cinq voix dans laquelle George Jeffreys s’avère un digne émule de Luigi Rossi.
Lucile Richardot © Igor Studio
En revanche, le sous-titre retenu pour cette performance versaillaise prend immédiatement tout son sens : sondée par des interprètes en état de grâce permanent, cette nuit constellée de raretés nous invite bel et bien à remonter « aux origines de l’opéra anglais ». Hormis « Care-Charming sleep » (Robert Johnson) dont Alfred Deller, cet autre maître du clair-obscur, avait fait son miel et les pièces de Blow (« Poor Celadon », « Sing sing Ye Muses »), les pages élues sortent des sentiers battus, même quand elles portent de prestigieuses signatures – levez la main si vous aviez déjà entendu « When Orpheus sang » de Purcell avant que Lucile Richardot et Correspondance ne s’en emparent ! L’énergie, sinon l’urgence du théâtre n’embrasent pas seulement les fragments de mask ou les scènes dramatiques, elle affleure partout ou presque, sous la plume de compositeurs plus (Coprario, Lawes, Lanier) ou moins connus (Ramsey, Hart, Hilton), souvent influencés par le style français mais dont la liberté et la souplesse expressive dévoilent de plus profondes affinités avec la musique italienne. La période entre Dowland et Purcell reste peu fréquentée, or elle témoigne d’une intense créativité et recèle manifestement des trésors qui ne demandent qu’à être redécouverts. Certes, la mélancolie y tient toujours une place privilégiée, comme en atteste le magnifique tombeau « O precious time » que Martin Peerson érige à la mémoire de John Tomkins (organiste et demi-frère de Thomas), mais elle le dispute également à l’ardeur amoureuse quand elle ne le cède pas à une explosion de colère ( « Go, perjured man » de Robert Ramsey).
Souhaitant explorer le large ambitus de Lucile Richardot tout en l’invitant à quitter sa zone de confort, Sébastien Daucé a pioché dans les célèbres recueils édités par John Playford et butiné dans les bibliothèques de Londres et d’Oxford, rassemblant autant de perles pour la plupart méconnues. De passage à Bruxelles l’été dernier dans le cadre des Concerts des Midi-Minimes, la chanteuse, qui récuse l’étiquette de contralto, nous expliquait à quel point la tessiture de certaines pièces se révélait éprouvante. Rien n’y paraît, faut-il le dire, et nous comprenons sans peine que Sébastien Daucé ait plongé dans la nuit épaisse de ce timbre à nul autre pareil. Mais à l’instar du noir, son instrument semble contenir toutes les couleurs, sourdes ou vives, alternant des sonorités « presque masculines » et « cristallines », pour reprendre les termes du jury allemand élégamment traduits par leur émissaire et qui ne manquent pas d’amuser la soliste, rayonnante à l’issue du concert. Sa voix « déconcerte et passionne », souligne le journaliste, a fortiori, ajouterons-nous, dans un répertoire où nous sommes tellement habitués à des organes flûtés, sinon désincarnés (contre-ténors, ténors aigus, sopranos diaphanes). Le chant du mezzo se révèle d’« une stupéfiante sensualité » et les mots ne sont pas trop forts : sensualité de l’étoffe, du souffle, du galbe des phrases qui s’éploient tout particulièrement dans l’extraordinaire « Powerful Morpheus » de William Webb, un tube en puissance. Il y a de l’ensorceleuse chez Richardot, qui nous avait déjà fait tourner la tête en revisitant la berceuse d’Arnalta. Et le poème de nous éclairer sur le titre du programme : « Lovers in their stol’n delight, Wish it were perpetual night », cette nuit perpétuelle est tout simplement celle rêvée par les amants qui voudraient suspendre le temps. Une nuit d’ivresse dont l’Ensemble Correspondances tisse et renouvelle avec un bonheur constant le décor, partenaire d’élection de la soliste avec laquelle il rivalise de volupté mais aussi d’intelligence rhétorique.
Nous n’avons encore rien dit de l’actrice, qui semble pouvoir tout jouer, nous emmener au pub comme exhaler la plainte de Didon et qui aborde le concert avec le même engagement qu’un spectacle mis en scène. Néanmoins, Perpetual Night sollicite davantage la tragédienne, qu’elle est assurément. Peut-être moins par le tempérament, insaississable chez une personnalité aussi riche, que par l’autorité du verbe et la présence, le magnétisme du regard, une gestuelle ultraprécise prolongeant les accents du discours. Difficile en tout cas d’exister face à un Orphée de cette stature (« Howl not, you ghosts and furies ») et Nicolas Brooymans, basse aux graves trop confidentiels, ne fait pas vraiment le poids en Pluton quand le désarroi de Pâris, en revanche, pressé de départager les déesses, lui inspire des inflexions touchantes (« The judgement of Paris : Rise princely shepherd » de John Hilton). Par contre, le soprano frais comme la rosée d’Elodie Fonnard (Proserpine) réussit à tirer son épingle du jeu. Le 30 juin, ce sera au tour de la Salle des Croisades d’accueillir Lucile Richardot pour une évocation des magiciennes baroques (Médée, Armide, Circé), laquelle promet d’être grandiose. En attendant, signalons la parution d’une nouvelle intégrale d’Il Ritorno d’Ulisse in Patria captée en live lors du Monteverdi Tour de John Eliot Gardiner. Non seulement cette Pénélope éclipse toutes les autres, mais elle est bien entourée. A bon entendeur…