Il y avait beaucoup de sièges vides le soir de la première. Est-ce la mention « création mondiale » qui avait fait peur aux absents ? Ils eurent tort. Le spectacle est touchant, mis en scène remarquablement, fort bien chanté. Bref, très séduisant.
Sleepless, c’est presqu’un conte, c’est une œuvre tendre, l’histoire de deux Bonnie et Clyde norvégiens, victimes de la fatalité, de la solitude. Peter Eötvös l’a sous-titrée « opéra-ballade » et la mise en scène, joliment naïve comme un livre pour enfants, est aussi colorée que la partition.
Eötvös, qui dit avoir toujours besoin d’un prétexte littéraire avant de composer un opéra, s’est appuyé ici sur la Trilogie de Jon Fosse, trois petits livres, Insomnie (d’où le titre Sleepless), Les Rêves d’Olav, Au tomber de la nuit, trois livres brefs, d’une écriture lisse, qui racontent un drame, mais de façon tellement allusive, tellement fluide, que parfois on revient en arrière avec le sentiment qu’on a passé sur un événement important sans y prendre garde.
Victoria Randem et Linard Vrielink © GTG-Magali Dougados
C’est une histoire qui se passe en Norvège, dans un port de pêche, l’histoire de deux jeunes gens, un garçon et une fille. Elle est enceinte, elle va accoucher bientôt, ils ne savent pas où aller. « We have nowhere to go », répète le garçon. Ils ne savent ni où dormir, ni que manger, ils sont repoussés de partout. Oui, ça ressemble à la fuite en Egypte, l’idée traverse l’esprit à la lecture… Et donc on lit ces récits et tout à coup on prend conscience qu’il y a eu un mort, puis un autre, puis un troisième, oh ! sans préméditation, involontairement, parce que c’était comme ça, en toute innocence presque.
Deux innocents, oui. Il fait froid, il pleut, il y a la mer, des barques, des hangars à bateaux, et le destin est à l’œuvre.
Les thèmes récurrents de Jon Fosse, ce sont l’attente, l’angoisse, la solitude, la rencontre, la séparation, la déréliction. Auteur d’une trentaine de pièces, traduit en quarante langues, il dit des choses comme « je cherche ce que nous appelons Dieu dans un monde sans Dieu », ou comme « la vraie littérature traite de ce que cela signifie de mourir » ou (à propos des rencontres entre les êtres) : « Qu’est-ce qui fait que cela se produit ? »
Deux naufragés de la vie
Alida (la fille) et Asle (le garçon), on ne sait pas comment leur rencontre s‘est produite, simplement ils sont là. Ce sont deux naufragés. Ils n’ont pour tout bagage que leur jeunesse et pour seul bien que le violon dont Asle, le garçon, a hérité de son père Sigvald. Orphelins, ou presque : il ne reste à Alida, la fille, qu’une mère qui refuse de les héberger et de leur donner à manger.
C’est l’histoire d’un jeune couple rejeté par tous, issu de deux familles brisées. Eux-mêmes sûrement reproduiront les mêmes schémas.
Victoria Randem et Linard Vrielink © GTG-Magali Dougados
Autour d’eux un monde archaïque, des pêcheurs, des êtres dont on ne sait rien (cet homme en noir qui semble incarner le destin), les éléments, l’eau (thème obsédant), les nuages indifférents… Eötvös aurait pu prendre le parti d’une musique grisâtre, et le metteur en scène lui emboîter le pas, or c’est tout le contraire : l’orchestration rutile, dans une manière de pointillisme sonore, et soutient une écriture vocale, faite souvent de brefs élans, mettant en valeur des chanteurs-acteurs.
Car c’est bien de théâtre musical qu’il s’agit. Eötvös dit qu’il a besoin que le texte soit écrit jusqu’à la dernière virgule avant de commencer à composer, et que dès lors tout avance ensemble, les voix et l’orchestre.
Un drame, mais dans des couleurs de confiserie
Quant à la scénographie, elle pourrait être sordide et neurasthénique, en accord avec le drame d’Asle et Alida. Or, dans la mise en scène très agile de Kornél Mundruczó et grâce au décor astucieux et drôle de Monika Pormale, elle est surprenante, incongrue, poétique : tout se passe autour et dans un énorme poisson posé sur le rivage. D’abord on ne verra que les écailles de son côté droit, puis la scène tournante révèlera son intérieur : une énorme arête au dessus de plusieurs alvéoles, séparées par des cloisons ayant l’aspect de darnes de thon rouge, et figurant la cuisine de la mère ou une taverne de pêcheurs.
Aux alentours, des barques à rame, et la présence de la mer. Tout cela se passe « là où le fjord scintille et où les saumons bondissent hors de l’eau », chantent les deux chœurs qui commentent l’action, deux fois trois voix féminines (d’ailleurs merveilleuses), de part et d’autre de la scène.
© GTG-Magali Dougados
Autre chœur, celui des pêcheurs en vareuses multicolores, ils sont six (deux fois trois, tout semble aller par trois, y compris les accords en triades, diminuées ou augmentées, dont Eötvös explique qu’elles constituent l’armature harmonique de cet opéra faussement simple). Ils forment un groupe truculent esquissant parfois quelques pas de danse. Peter Eötvös dit s’être soucié de créer un environnement musical norvégien, et avoir cité explicitement deux mélodies traditionnelles. Le violon d’Asle (violon hardanger à huit cordes, dont quatre sont des cordes de résonance) l’a particulièrement inspiré. Un violon qu’Asle a hérité de son père et qui est en somme son âme. A partir du moment où il l’aura vendu, tout partira à vau-l’eau.
Quelques clefs musicales cachées
Musique dans la musique, pourrait-on dire. Le chœur chante : « La musique naît du chagrin », avant d’ajouter : « Quand Asle joue, le chagrin s’en va »…
L’œuvre est sans doute moins candide qu’elle ne le paraît. Il y a ainsi dans la partition quelque chose qu’on perçoit peut-être (ou pas !) et qui est une manière de clef secrète : c’est que chacune des treize scènes s’appuie sur un ton fondamental. Eötvös dit qu’il ne s’agit pas d’une tonalité, mais d’une couleur tonale, – que par exemple la première scène se déroule au bord de la mer, et que la tonalité de si naturel lui confère un climat tranquille et doux qu’on retrouvera dans la treizième scène, le monologue final d’Alida devenue vieille et racontant sa vie après la mort d’Asle (car, oui, il meurt, il meurt même pendu après ses crimes).
Victoria Randem © GTG-Magali Dougados
Après le si naturel de la scène d’ouverture (le dénuement, la faim, l’errance), on monte jusqu’au fa (intervalle de triton synonyme de tension) pour la scène violente où l’on assiste à pas moins de deux meurtres, et ainsi de suite, pour la scène du marché aux poissons, celles de la vieille femme, de la fille blonde, du rêve, de l’homme en noir, etc. et l’on passe par douze couleurs tonales successives, si, fa, fa #, do, do #, sol, sol #, ré, ré #, la, si ♭, mi et retour au si.
Le récit se déroule en treize scènes. Soit scènes à deux (Alida et Asle), soit scènes de confrontation avec le monde hostile. Curieusement, alors que les récits de Jon Fosse sont tissés de longues phrases évanescentes, évoquant une Norvège de brumes et d’incertitude, l’écriture du livret de Mari Mezei est faite, elle, de courtes répliques, vives et nerveuses, factuelles. Et cette vivacité se reflètera dans l’écriture musicale, preste elle aussi.
Victoria Randem © GTG-Magali Dougados
« Il m’a semblé important d’utiliser un langage musical simple » (Eötvös)
On a l’impression qu’Eötvös joue de tout l’outillage vocal disponible, on aura des colorature, des ariosos, des lamentos, un dixtuor, un choral, et même un double chœur a cappella. Il utilise une distribution vocale des plus familière, soprano, ténor, soprano léger, baryton-basse, etc. Des phrases musicales courtes, souvent lyriques (celles des deux protagonistes), et en somme une syntaxe très classique. A aucun moment, on n’a le sentiment que les voix sont malmenées.
Ainsi, au petit rôle de la fille blonde qui se prostitue sur le port (et qui hébergerait volontiers Asle s’il était seul, et lui offrira d’ailleurs incidemment quelques caresses appuyées, accompagnées au trombone…), à cette soprano légère (doublement), Eötvös réservera quelques vocalises du plus bel effet (brillamment envoyées par Sarah Defrise).
Ainsi au tout petit rôle du bijoutier (qui tient boutique dans la bouche du poisson), très joliment chanté par le ténor Siyabonga Maquingo, à la voix si claire, il prêtera quelques phrases tout à fait mélodiques.
Ainsi à l’Homme en noir (l’excellent Tómas Tómasson qui fut il y a quelques saisons un impressionnant Wotan sur cette même scène), il réservera quelques belles répliques et une assez longue scène qu’on dirait volontiers écrite en arioso.
Cet Homme en noir est en somme la représentation du destin, qui rattrape les deux jeunes fuyards. Cela ne servait à rien de fuir ce petit port de Dylgja pour essayer de disparaître à Bjøgvin : nos actes nous suivent et, pour avoir noyé un loueur de bateaux, égorgé la mère d’Alida et tué une vieille inhospitalière en l’enfermant dans son trio, Asle sera condamné par la justice populaire, celle des pêcheurs, à être pendu.
A gauche Tómas Tómasson © GTG-Magali Dougados
C’est à ce personnage d’Asle qu’Eötvös réserve de belles phrases lyriques, qui souvent s’épuisent vite, à l’image de ce personnage velléitaire et fragile. On aime la richesse du timbre et la sincérité de Linard Vrielink, jeune ténor néerlandais. Lui qui chante fréquemment Mozart et Rossini, il compose un personnage à qui sa vie échappe, se débrouillant comme il peut avec une fatalité qui s’accable, frêle silhouette très d’aujourd’hui, crâne rasé et sweat à capuche, allant d’une bouffée de violence à l’autre et semant la mort.
Mort et marimba
Car en somme Sleepless ne parle que de mort (d’amour aussi, mais comment le vivre dans la société ?). On citait la phrase de Jon Fosse « la vraie littérature traite de ce que cela signifie de mourir ». Dans cet opéra-ballade, chaque fois que la mort est évoquée, pressentie, ou présente, on entend un marimba, et c’est dire qu’on l’entend souvent. C’est l’un des éléments coloristes d’une orchestration poudroyante, multicolore, et presque insaisissable tant elle est mobile.
La palette de timbres est constamment variée, très riche en percussions. Il faut saluer la performance de l’Orchestre de la Suisse Romande : c’est une partition de solistes, dirigés ici par le compositeur en personne, très attentif aussi à ses chanteurs, et fréquemment on voit sa main leur indiquer les départs dans une partition toute en changements de rythmes, et donc périlleuse.
Une grande place est faite aux vents, bois et cuivres, mais on aime aussi les longues tenues des cordes graves, puis des violons lors de la scène où Alida berce son bébé, le violon solo monte dans l’extrême aigu, une flûte acide, une cloche s’entrelacent à la harpe, tandis qu’Alida, dans une écriture qui évoque un peu Britten, déroule son lamento. Puis les six voix choristes prennent le relais, pour incarner l’âme de la jeune femme dans un unisson qui sonne comme une prière.
Victoria Randem © GTG-Magali Dougados
Se reposer dans la mer
Après la mort d’Asle (un nuage descendra des cintres pour cacher la pendaison), un nouveau venu Asleik (autre baryton solide, et aux larges phrasés, le Finlandais Artu Kattaja) prendra en charge Alida et son enfant et tous deux partiront sur de nouveaux chemins, mais la voix d’Asle venue du ciel (en l’occurrence du dos du poisson où il sera assis) chantera « I’ll be always with you ».
La scène finale sera la plus émouvante et l’aboutissement de ce drame. Des cintres descendront des nuages de théâtre, cotonneux à souhait, et apparaîtra Alida, les cheveux blanchis. Victoria Randem, jeune soprano norvégienne d’origine nicaraguayenne (et qui elle aussi chante notamment Mozart au Staatsoper Berlin) mettra beaucoup d’émotion et de sincérité à la déploration d’Alida devenue vieille et se remémorant sa vie. Son fils Sigvald, devenu violoniste, sera parti vivre sa vie, elle sera restée seule, dans le souvenir inoublié d’Asle. La dernière image la montrera entrant dans la mer pour s’y noyer. Et dans un ultime choral, teinté de mysticisme, les dames-choristes, telles des Nornes, chanteront qu’Asle est le bleu du ciel et qu’Asle est la mer…
Et on entendra le son d’un violon, expression de cette âme qui aura été, vaille que vaille, transmise, et qui semblera se perdre au dessus de la mer, tandis que le rideau tombera.
© GTG-Magali Dougados