Pour sa première apparition sur les planches du Deutsche Oper de Berlin, Peter Grimes a revêtu les atours d’une production de l’English National Opéra signée David Alden. La mise en scène, les décors (Paul Steinberg) et les costumes (Brigitte Reiffenstuel) s’accordent habilement aux propos de la pièce et composent subtilement avec les innovations musicales de l’opéra. Le village, incarné par le chœur, compte des habitants souvent pittoresques. Il représente une caricature de la société anglaise de province aux convenances réglées et aux préjugés radicaux, qui navigue au gré des commérages et des ragots.
Les deux anti-héros : Peter Grimes (interprété par Christopher Ventris dont le souffle léger et apaisant du chant contredit le caractère bourru et rustre du personnage) et Ellen Orford qui en est amoureuse (rôle pour lequel Michaela Kaune distille un phrasé précis et une émission claire et pleine) incarnent deux âmes égarées en butte à un ennemi pluriel, la populace, composé de personnages souvent peu recommandables lorsqu’ils sont pris dans leur individualité. Auntie, la tenancière du repère de marins (Rebecca de Pont Davies prête son riche alto à cette simili maquerelle travestie) entourée de deux pseudo-nièces, Hila Fahima et Kim-Lillian Strebel, dont le jeu surpasse les interventions vocales, cultive dans son estaminet les germes de la vindicte. S’y retrouvent des villageois aux profils tellement opposés que seuls leurs extravagances ou leurs vices semblent les rassembler. Balstrode, capitaine autoritaire retraité et handicapé, interprété par Markus Brück, fait tonner sa voix de stentor ; Bob Boles (Thomas Blondelle), désoeuvré alcoolique dont les interventions haut perchées prennent des accents éméchés ; Swallow, l’avocat au verbe haut (Stephen Bronk) saisit le prétexte d’une fête de village pour porter une jupe et changer de registre ; Ned Keene (Simon Pauly), pharmacien bellâtre qui poursuit de ses assiduités les nièces ; Mrs Sedley la bigote malfaisante à qui Dana Beth Miller instille une verdeur vocale qui n’a d’égale que sa perfidie, tandis que le pasteur Adams (Clemens Bieber) au caractère patelin et le roulier Hobson (Albert Pesendorfer) aux interventions anecdotiques sont entrainés malgré eux dans cette curée.
A l’image de ces deux camps qui s’affrontent, la partition, tant instrumentale que vocale, joue sur plusieurs registres. Les épanchements lyriques a capella de Grimes et Orford s’inscrivent en contrepoint avec les rythmes syncopés de l’orchestre évoquant la colère de la foule ou l’agressivité des éléments. Donald Runnicles à la tête de l’Orchestre du Deutsche Oper galvanise ses musiciens pour livrer toute la splendeur des sonorités inventées par Britten.
La dernière scène de l’œuvre qui s’ouvre notamment sur un lamento lancinant « Peter Grimes ! » et se répète ensuite en vocalise à peine soutenue par l’orchestre illustre la déchéance mentale dans laquelle s’enfonce le marin.On soulignera qu’en marge de cette histoire d’amour contrarié et d’anti-héros incompris, la présence d’interludes musicaux au cours desquels s’installent des ritournelles, la grande tonicité du pupitre des cuivres et plus particulièrement le recours accentué aux chœurs ne sont pas sans rappeler la façon dont est construit Le Vaisseau Fantôme de Richard Wagner.
L’accueil enthousiaste du public berlinois laisse présager une longue série de représentations à cette production, d’autant que la mise en scène brille par son absence de polémique.