Après Chimène, ou le Cid il y a quelques mois, le CMBV a cette fois uni ses forces au Palazzetto Bru Zane pour présenter Phèdre de Jean-Baptiste Lemoyne. Après le chef-d’œuvre de Corneille transformé en tragédie lyrique par Sacchini en 1783, voici donc celui de Racine opératisé en 1786, même si le librettiste, François-Benoît Hoffmann, a carrément supprimé le personnage d’Aricie (devenu central chez Rameau en 1733) et rajouté un peu d’Euripide pour mieux opposer Diane à Vénus, en rappelant qu’Hippolyte est d’abord un chasseur qui court les bois. Du reste, l’œuvre de Lemoyne est proposée à Caen – avant d’arriver à Paris en juin, puis à Reims en octobre – sous une forme assez éloignée de ce que les spectateurs du XVIIIe siècle avaient pu découvrir. Pour d’excellentes raisons, notamment économiques, on le suppose, la partition est ici arrangée pour dix instrumentistes, membres du Concert de la Loge dirigés par Julien Chauvin. Si habilement que cette adaptation ait été réalisée, et malgré tout le talent des musiciens qui l’interprètent, en partie assis dans le socle qui tient lieu de décor, elle reste bien légère, surtout au milieu de la large scène du Théâtre de Caen. Gageons qu’elle sonnera davantage aux Bouffes du Nord, durant le festival parisien du PBZ, et réjouissons-nous d’avoir au moins cette occasion d’entendre une œuvre jusque-là sombrée dans l’oubli. Autre différence majeure, l’opéra est donné en « version non intégrale », puisqu’en ont été supprimés tous les passages pour chœur. L’argument selon lequel il n’y a pas de chœur chez Racine n’en paraît pas moins un peu spécieux, car cela revient quand même à modifier très sensiblement la physionomie de la partition, en enchaînant des pages qui devaient initialement être séparées. Il est d’ailleurs heureux que le chœur final ait été conservé, même interprété par les quatre chanteurs solistes, car on imagine alors à quoi pourrait ressembler une version qui ne serait pas « non intégrale ».
© Théâtre de Caen – Grégory Forestier
La musique de Lemoyne est clairement contemporaine de celle de Gluck, mais possède aussi ses caractéristiques propres, notamment un recours très fréquent au duo pour conclure un dialogue, les voix se superposant enfin après s’être succédé. C’est réellement au troisième acte que la partition semble s’épanouir, impression que l’on serait tenté d’attribuer en partie aussi à l’attitude des chanteurs.
Non pas à Enguerrand de Hys, petit prince tout d’or vêtu, qui paraît d’emblée bien plus à l’aise que lors de sa prestation de décembre dernier dans L’Ile du rêve ; même si la voix conserve parfois quelques couleurs nasales, l’aigu est moins tendu, plus agréable, et l’acteur convainc, surtout dans ses ultimes interventions. Face à lui, peut-être pour traduire l’âge et l’accablement de son père, Thomas Dolié semble inspiré par la perruque grisonnante qu’il porte, comme s’il n’osait laisser donner libre cours à tout l’éclat dont son timbre est capable ; le dernier acte le trouve plus assuré et lui permet de composer un Thésée de haut vol. La métamorphose est surtout sensible pour Judith Van Wanroij, manifestement gênée aux deux premiers actes, au point de se tromper à plusieurs reprises dans son texte et d’escamoter des syllabes entières dans certaines phrases. Par ailleurs, ces graves dont abusait, paraît-il, la créatrice du rôle de Phèdre, Antoinette Saint-Huberty, ne se situent peut-être pas tout à fait dans sa zone de confort. Tout change, en revanche, à partir du moment où elle apprend le sort réservé à Hippolyte, et l’actrice est comme transfigurée, communiquant une émotion intense lorsqu’elle décide de renoncer à la vie. Diana Axentii possède une voix assez typique des chanteuses slaves, dont la présence peut d’abord étonner dans ce répertoire, mais la couleur en contraste bien avec celle de sa partenaire, et l’on saluera chez elle un louable effort d’articulation de notre langue.
La mise en scène de Marc Paquien exploite au mieux l’espace restreint qui est laissé aux chanteurs entre les instrumentistes, pour une action réduite à des affrontements entre deux ou trois personnages (les quatre ne sont jamais réunis). Les costumes, modernes mais ennoblis par l’or qui les couvre, jusque sur les cheveux ou le visage de qui les porte, nous montrent d’abord une Phèdre en robe de chambre par-dessus sa nuisette, puis royale alors qu’elle s’effondre.
On voudrait maintenant que cette résurrection partielle donne des idées aux directeurs de théâtre audacieux afin qu’ils nous permettent un jour d’entendre cette Phèdre dans son intégralité.