Après Raoul Barbe-Bleue de Grétry, le Centre de musique baroque de Versailles et l’Orkester Nord, dirigé par Martin Wåhlberg, poursuivent leur fructueux partenariat avec la recréation d’une rareté, Ernelinde, princesse de Norvège de Philidor. La Première – en version concertante – se déroule à l’opéra d’Oslo avant une reprise à Versailles en mai prochain dans la Grande Salle des Croisades.
L’œuvre fut saluée dès sa création pour sa modernité. Comme le précise le programme de salle : elle « ouvre la voie à Gluck et à l’opéra français réformé du règne de Louis XVI. Une musique inspirée de Pergolèse et des autres maîtres italiens, un drame concentré en trois actes seulement, une écriture vocale tour à tour virtuose et héroïque, des ballets pittoresques sont autant de caractéristiques qui distingue cette partition de Philidor extrêmement singulière pour son temps. »
Pour Manuel Couvreur*, Ernelinde est « l’œuvre-clé qui ouvre à la musique italienne les portes de l’Académie royale de Musique. » C’est avec cette affiche que le champion de l’opéra-comique s’invita dans le grand genre y amenant les inflexions des foires Saint Germain et Saint Laurent.
L’œuvre rencontra son public à la création avec dix-sept représentations malgré un livret fort critiqué, d’ailleurs plusieurs fois retravaillé du vivant même du compositeur par Diderot, Marmontel, Sedaine.
Avant que deux autres moutures ne basculent en cinq actes, c’est la seconde version, datée de 1769, qui a été choisie aujourd’hui.
Le synopsis s’appuie « sur un élément semi légendaire de l’histoire nordique alors que s’écroule l’Empire romain d’Occident »* : Ricimer, roi de Suède a vaincu le souverain norvégien, Rodoald. Amoureux de la fille de ce dernier, il est prêt à lui rendre son trône en échange de la main de la princesse, Ernelinde. Mais la jeune femme partage un amour profond avec le prince du Danemark, Sandomir. Le couple préfère la mort à la séparation. Devant tant de constance, Ricimer, renonce finalement au trône comme à la jeune fille et se suicide.
Si l’action s’enlise par moments avec des enchaînements sans véritables retournements narratifs, ces airs successifs sont toutefois variés musicalement, concis et surtout formidablement investis par le plateau scénique réuni pour l’occasion.
Avec plus de trois heures de musique, chacun démontre son endurance – car les parties sont exigeantes et ambitieuses – chacun trouve également l’occasion de briller car les numéros, s’ils sont courts, sont souvent remarquables. Les personnalités musicales sont bien dessinées, vivantes, en dépit de l’absence de mise en scène. Les nombreux ensembles réjouissent l’oreille. Les dictions sont particulièrement soignées, impeccables, même – exceptées pour Ernelinde dans le premier acte.
Hormis cette petite fragilité initiale, Judith Van Wanroij campe le rôle éponyme avec panache, d’une voix bien conduite au timbre superbement solaire et juvénile. Elle fait montre d’une fine musicalité, de beaucoup de noblesse dans la peinture de cette femme de devoir qui est également une amoureuse.
Reinoud Van Mechelen lui donne la réplique sentimentale avec un formidable brio. Son Sandomir impose dès son entrée une projection glorieuse et une grande sensibilité. La conduite du son est impeccable, les nuances toutes en délicatesse, dans la tendresse comme dans la véhémence. Il négocie avec une solide technique les quelques moments tendus de la partition.
Le roi Ricimer – l’ennemi – trouve en Matthieu Lécroart un magnifique interprète à l’émission naturelle, à la ligne vocale toujours élégante. Plein d’autorité, il rend sa narration singulièrement vivante ; il délie la silhouette du souverain d’une humanité palpable, apportant une dimension touchante à ce guerrier vaincu par ses sentiments.
Enfin, le quatuor des solistes ne serait pas complet sans la remarquable prestation de Thomas Dolié en roi vaincu et père aimant : le phrasé est articulé en orfèvre, le timbre gras et généreux, la projection puissante et bien campée.
© Orkester Nord
Les chantres du Centre de musique baroque de Versailles sont également extrêmement impliqués, lors d’interventions aussi nombreuses que convaincantes. L’importance des chœurs guerriers justifie la répartition de la distribution – vingt hommes pour huit femmes – qui s’entend finalement à peine dans les tutti.
Trois chanteurs issus du chœur se font solistes afin d’incarner les seconds plans dans un ordre impeccable. Jehanne Amzal y brille tout particulièrement de sa voix fraîche, bien placée, aux vocalises très naturelles.
Certes, par quelques menus détails, heureusement rares – finales décalées, justesse acrobatique – l’on sent que la partition est encore fraîche pour l’ensemble des protagonistes. Il s’agit ce soir d’une véritable Première, cela est donc aisément pardonnable. Le découpage parfois franchement abrupt de la partition pose plus question, en particulier le choix invraisemblable du moment de l’entracte. L’enregistrement comme la reprise permettront sans doute de polir l’ensemble d’une patine plus douce à l’oreille.
Bien au-delà du clin d’œil que constitue la collaboration avec un ensemble norvégien pour un livret se déroulant dans leur pays, il faut souligner les belles qualités de l’Orkester Nord que Martin Wåhlberg dirige d’une poigne franche et énergique. La phalange norvégienne est excellente ; nombreuse pour sonner suffisamment dans la large enceinte de l’opéra.
Très à l’écoute des chanteurs, le chef crée richesse et variété dans les accompagnements pour mieux servir les émotions des personnages. Certaines pauses entre les airs s’éternisent, manière de vérifier que les troupes sont bien en ordre de marche pour la prochaine bataille, ce qui casse quelquefois le rythme général, par ailleurs remarquable. Car on ne s’ennuie absolument pas en dépit des quelques déséquilibres du livret. D’ailleurs, même si les coupures dans les danses étaient indispensables pour éviter une longueur excessive à la représentation, l’on se prend à en regretter certaines tant l’interprétation est enlevée, nuancée, généreusement aquarellée.
Le continuo – avec un violoncelle assez incroyable – ne mérite lui aussi que des éloges pour sa dynamique, sa créativité, sa sensibilité.
Philidor était un célèbre joueur d’échec qui inventa même une « défense » qui porte son nom. Avec Orkester Nord et le CMBV, il trouve de valeureux partisans de sa musique. A juger sur pièce au disque (enregistré en ce moment même), ou encore en mai prochain à Versailles.
* Couvreur Manuel. Diderot et Philidor : le philosophe au chevet d'Ernelinde. In: Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, n°11, 1991. pp. 83-107; doi : https://doi.org/10.3406/rde.1991.1124 https://www.persee.fr/doc/rde_0769-0886_1991_num_11_1_1124