C’est un musical élégant, une collection de visions oniriques, un spectacle total qu’ont conçu Daniele Finzi Pasca et Facundo Agudín, le premier inventant des images superbes très loin du folklore habituel du tango (pavés mouillés, feutre rabattu, robes fendues, poignards et cigarettes), le second orchestrant la partition originale en la glissant du côté de Broadway (violons soyeux et harmonies enveloppantes).
La première image est étonnante : un immense columbarium, des niches funéraires en guise de mur du fond, devant lesquelles se déroule une cérémonie d’adieux ; un cercueil couvert de fleurs voit défiler un cortège de manteaux de fourrure désuets, de pardessus, de hauts de forme, de chapeaux mous, théorie de silhouettes bourgeoises d’autrefois, comme un peuple d’immigrés venus de quelque Europe centrale, et l’on songe à cette vieille plaisanterie de Buenos-Aires disant que partout ailleurs chacun descend de ses ancêtres, mais qu’ici c’est du bateau qu’on descend…
Non moins spectaculaire un peu plus tard, le grand décor suggérant quelque grand magasin d’autrefois, escaliers métalliques et coursives à la Gustave Eiffel, faisant remonter le souvenir du Faust de Lavelli/Bignens ou du Hugo Cabret de Scorsese/Ferretti, et renvoyant au fantastique urbain d’un Metropolis insituable. Même si l’Edificio Singer de l’Avenida de Mayo et le Cimetero de la Recoleta ont inspiré Hugo Gargiulo, le créateur rioplatense des décors.
Soit dit en passant, il n’y a qu’à l’opéra aujourd’hui qu’on peut voir un tel luxe de décors, de figuration, cette ampleur, cette magie théâtrale (un décor énorme montant des dessous, tandis qu’un autre monte majestueusement vers les cintres). Daniele Finzi Pasca voit grand, il a mis en scène des cérémonies de Jeux olympiques (Turin, Sotchi), créé des spectacles pour le Cirque du Soleil, mis en scène sept opéras (Aida au Mariinsky, Les Contes d’Hoffmann à Hambourg), inventé la dernière Fête des Vignerons de Vevey et son énorme arène (co-imaginée avec Hugo Gargiulo) et l’on se souvient avec émerveillement de son Einstein on the Beach, spectacle inaugural de l’ère Aviel Cahn du Grand Théâtre de Genève. Finzi Pasca, inséparable de ses complices, scénographes, costumière, chorégraphe, danseurs-acrobates, comédiens et comédiennes, crée des univers poétiques, qui semblent prendre distance de l’œuvre initiale en toute désinvolture, pour finalement n’en retrouver que mieux l’esprit.
María de Buenos Aires, c’est une manière de poème dansé, alternant séquences chantées et instrumentales, un operita-tango, pour reprendre les mots de Piazzolla, une manière de Passion bandonéante sur un texte fluvial d’un surréalisme portègne échevelé d’Horacio Ferrer, poète-journaliste-écrivain uruguayen (l’Uruguay, ce n’est jamais que l’autre rive du Rio de la Plata). Spectacle de cabaret, conçu pour un récitant à la voix chargée en nicotine (celle de Ferrer lui-même à la création), une chanteuse de tango (Amelita Baltar) et un Payador (moitié gaucho, moitié chanteur errant), l’orchestration se bornant au sexteto de Piazzolla.
La vie, la mort
C’est l’histoire de la vie et de la mort de María, devenue l’âme des rues de Buenos Aires. María, c’est le tango, c’est cette ville, fille de l’Europe et du bandonéon, ville imaginaire peut-être, celle de Jorge Luis Borges et de Carlos Gardel. Buenos Aires et le tango n’en finissent plus de se réinventer, de se mythifier, de se perdre et de se retrouver. C’est aussi ce que raconte María de Buenos Aires.
On connait la réplique de Piazzolla à quelqu’un qui lui objectait que sa musique n’était pas du tango : « Je fais de la musique de Buenos Aires. Mais la musique de Buenos Aires, qu’est-ce que c’est ? Du tango. Alors ce que je fais c’est du tango. »
La ville et son Esprit
Personnage essentiel de cette manière de cantate, El Duende. Le mot, intraduisible (né en Andalousie), signifie quelque chose comme l’Esprit de la ville, une entité qui saurait tout, et notamment le chemin de croix de María, dont le destin était de mourir sur un trottoir mouillé de pluie, petite prostituée des faubourgs.
Mais avant cette fin pathétique, María avait connu une manière de célébrité, elle avait chanté dans des cabarets huppés, avait été fêtée, entourée, et puis le déclin était venu, la fatigue, l’épuisement, et, après avoir vécu de sa voix, María avait vécu de son corps. Manière de parabole, aux accents bibliques, et surtout portrait du tango, venu de nulle part, né dans les conventillos, les immeubles-dortoirs des immigrés, sur les confins de la ville, musique des marges, sociales et géographiques, accompagné à la guitare et à la flûte, parfois au violon – le bandonéon viendra plus tard –, s’approchant lentement des larges avenues du centre, s’embourgeoisant, et, tel un nouveau riche, se vulgarisant, avant de mourir d’épuisement. En attendant une résurrection, celle du Nuevo Tango de Piazzolla peut-être…
Si on a résumé l’histoire, c’est que le spectateur-auditeur, sous le charme de ce qu’il voit et de ce qu’il entend, n’en percevra pas forcément les arrière-plans, ni même le déroulé. Pas sûr d’ailleurs qu’il comprenne mieux ce qui se passe s’il écoute la version sur disque de Piazzolla/Ferrer, et guère davantage s’il se donne la peine de lire le livret… La langue de Ferrer est très drue, très serrée, langue poétique difficile à traduire (d’autant qu’elle fait appel ici et là au lunfardo, l’argot de Buenos Aires). Les sur-titres défilent à toute vitesse, comme galopent les accents rocailleux, entrechoqués, de l’espagnol qu’on entend, parlé ou chanté. La distribution est heureusement tout entière hispanophone (ou lusophone…) et il y a dans ces sonorités quelque chose d’envoûtant, qu’on ressent physiquement, dont on est pénétré comme par une musique. Un paysage de consonnes minérales, d’R qui roulent, assez grisant.
Une lecture dé-genrée
Daniele Finzi Pasca et Facundo Agudín ont pris le parti de tout féminiser. Le Payador, qui joue le rôle d’un récitant, et qui fut créé par un ténor, est ici chanté par Inès Cuello, grande spécialiste du tango, à la voix chaude, prenante, très charnelle, pilier de ce spectacle par sa seule présence singulière, visage ouvert et regard ardent. Quant au Duende, que Ferrer s’était écrit sur mesure, il est dédoublé en deux voix (parlées, parfois chantées) féminines aussi, celles de Beatriz Sayad, crinière grisonnante, et de la brune Melissa Vettore, deux comédiennes familières de l’univers de Finzi Pasca, d’où une aisance à bouger-parler-chanter très singulière (tout le monde est un peu danseur ici).
Il y avait une manière de machisme à l’ancienne chez Ferrer (exemple : une fascination très datée pour le monde interlope de la prostitution et des souteneurs) que ce parti pris dé-genré contourne agréablement. Avec un avantage connexe, celui de faire se côtoyer des voix et des manières de chanter issues de mondes différents. L’élégante et très longiligne Raquel Camarinha vient du chant lyrique baroque et classique (Haendel et Mozart) et elle doit ici, non seulement chanter « presque deux octaves sous sa voix lyrique », comme dit Agudín, mais aussi dans un style autre, celui de la comédie musicale. Ajoutons que l’ensemble de la « bande son » est amplifié, dans un mixage-équilibrage en temps réel tout en subtilité.
Une Passion mâtinée de musical
La réorchestration pour une petite quarantaine de musiciens accomplie par Facundo Agudín transporte elle aussi le climat de la partition vers le musical et si on a évoqué plus haut Broadway, c’est que les cordes nous ont très souvent fait penser aux trottoirs de New York, où d’ailleurs Piazzolla a passé sa jeunesse (c’est là qu’il a découvert le jazz, autre pilier de sa musique).
L’orchestre de la Haute École de Musique de Genève, mêlant étudiants et quelques professeurs dont Sergey Ostrovsky au premier violon (beaux solos évoquant l’âme de Maria) et Ophélie Gaillard au violoncelle (à elle les bouffées de langueur du tango) alterne les climats, entrelace les textures, joue à fond le contraste entre violence piazzollienne et bouffées sentimentales s’alanguissant..
Oui, c’est un spectacle, on allait dire un cérémonial, une célébration, qu’on ressent très charnellement. Peut-être parce que les corps des danseurs-acrobates de la Compagnia Finzi Pasca se jouent de la pesanteur dans une parfaite fluidité circassienne. On pense à ces danses verticales le long de barres d’acier, à cette séquence d’acrobaties sur sangles, à ce couple dans un cerceau, dont les volutes gracieuses, comme en apesanteur, sont une manière de substitut, mais non moins fascinant, aux figures de danseurs de tango (toujours ce refus de l’illustration au premier degré).
Magie des images
Tout glisse dans un enchaînement d’images un peu magiques… Il y a un ballet de lits dorés, poussés par des anges aux ailes argentées (bimbeloterie de sacristie ou de sculpture funéraire), il y a un trio de marionnettes « ivres de choses » (ici deux danseurs se partageant la même salopette, difficile à décrire, voir photo), il y a une patineuse sur glace qui tourne à s’en étourdir sur une patinoire lentement arrivée du fond du plateau, c’est l’âme de Maria, et elle s’envole dans un cerceau (cette danseuse inépuisable faisant remonter le souvenir de la nageuse d’Einstein on the Beach, qui n’en finissait plus de faire des loopings en apnée dans son bocal, telle un poisson aux nageoires infinies), il y a un ballet de poupées de chiffon de taille humaine montées sur des perches, toutes vêtues de rouge, comme Maria…, il y a une averse de neige qui tombe sur des parapluies gris devant un mur tagué où sont peints les visages de Piazzolla et Ferrer, il y a un chœur de psychanalystes (corporation prospère à Buenos Aires) et un Ange de l’Annonciation agitant de vastes drapeaux argentés… et un bandonéoniste (Marcelo Nisinman) équipé lui aussi d’ailes argentées virevoltant sur un petit praticable télécommandé… Il y a un humour, dont l’œuvre initiale, résolument pathétique voire doloriste (Vie, mort et renaissance de María…) n’était peut-être pas si bien pourvue…
Cette richesse visuelle va de pair avec la puissance, l’élan, de la musique qu’on entend, dès le début, très exaltant, avec ses ponctuations de contrebasses, soutenant le récit du Duende (« Ahora »), puis avec la voix de Raquel Camarinha chantonnant accompagnée par la guitare électrifiée de Quito Gato le thème de Maria. La Balada para un organito loco fera alterner la voix enivrante d’Inés Cuello, le chœur (parlé) des hommes « que volvieron del misterio » (revenus du mystère…) et celles du Duende bicéphale, sur des tapis de violons suaves et de percussions cavalcadantes.
Polychromie, polyrythmies
Polychromie sonore, polyrythmies, textures entrelacées, et surtout lyrisme fervent de la longue séquence complexe préludant à la chanson de MarÍa (qui n’existait pas au départ et fut rajoutée par Piazzolla) : « Yo soy Maria », chante Raquel Camarinha, et on admire en effet cette voix profonde, ces notes tenues sans vibrato, ces portamentos hardis, cette intensité et, peu après, la nostalgie troublante du Poèma valseado, aux cordes 42nd Street évoquées plus haut…
Maîtrise assez bluffante d’une manière de chanter très éloignée de ses territoires habituels…
Déchirant et tranchant tour à tour, le bandonéon de Marcelo Nisinman accompagnant la Toccata Rea (« coupable ») du Duende. Oppressant à souhait le chœur parlé des Madamas et des Ladrones antiguos (des vieux voleurs) du Miserere Canyengue sur un ostinato orchestral implacable avant que n’entrent en jeu le piano de Roger Helou et la voix déchirante d’Inés Cuello, et ainsi de suite…
Les différents numéros s’entretissent avec autant de fluidité que les images, entre temps forts et temps de détente (comme le tango somme toute). Le travail sur la déclamation des deux Duende, pour mâcher les mots, les mordre ou les colorer de douleur, n’est pas moins musical que celui des deux chanteuses, et les chœurs parlés du Cercle Bach et de la HEM (notamment, particulièrement drolatique, celui des psychanalystes, sur un rythme de marche un peu prussienne) sont, préparés par Natacha Casagrande, d’une égale incisivité.
Images pieuses…
Après une Romanza del Duende poèta y curda (poète et ivre) sur d’élégantes volutes du piano de Roger Helou et une reprise de la canción de María à faire trembler les murs du GTG, viendra la longue séquence finale, curieux mélange d’imagerie pieuse et de poésie claudicante, où passent des maçons-mages (albañiles magos) et des pétrisseuses de spaghettis (amasadoras de talarines) par un dimanche de laurier et de hasards (laurel y azares) où des anges accoucheurs (angelotes parteros) feront naître l’enfant dont l’ombre de María aura été enceinte par on ne sait quelle opération du Saint-Esprit… Par chance, la mise en scène n’insiste pas sur cette bimbeloterie.
Ce Tangus Dei (tango de Dieu) mystico-magique (incarné par la patineuse sur glace), d’abord ample crescendo en sprechgesang, mené par les Duende, s’épanouira et s’apaisera, les voix d’Inés Cuello et de Raquel Camarinha s’entrecroisant pour célébrer la naissance de l’enfant de María, une fille, une nouvelle María, âme immortelle de Buenos Aires, immortelle comme le tango… Vaste séquence musicale toute en changement de couleurs, tout à tour plainte de violoncelle, effusion de cordes sentimentales, chœur parlé, ostinato de bandonéon et de piano sur pizz de contrebasses, enfin cloches (de Pâques ?).
Fin sereine, avant un déferlement d’applaudissements, une standing ovation d’une partie du public et la reprise de « Yo soy María » par les deux chanteuses.
Assez irrésistible, tout cela…