C’est un spectacle puissant dans sa simplicité. Qui revient aux sources, et s’approche au plus près de l’esprit de la création en 1968 de cette operita-tango, dont Astor Piazzola et Horacio Ferrer sont les créateurs à parts égales.
Sur scène, onze musiciens autour du bandonéoniste William Sabatier, maître d’œuvre de cette re-naissance. Dans une lumière bleue. On est à la Cité Bleue de Genève, une salle qui a les dimensions, l’atmosphère d’un (grand) cabaret. Salle au tropisme fortement argentin, puisque Leonardo García Alarcón la dirige. Encore que hormis les trois merveilleux comédiens-chanteurs et le guitariste Adrien Fioramonti, tous les musiciens sont nés de ce côté-ci de l’Atlantique, et pourtant le sentiment d’authenticité est indéniable.

L’esprit de la ville
Assis à une petite table, devant les musiciens, un narrateur, avec une liasse de papiers froissés à la main, son manuscrit. Avec son verre et sa bouteille. Un peu, beaucoup, éméché, la démarche de plus en plus flageolante, mais tout entier dans sa voix. La voix de Buenos Aires. Il est à la fois Horacio Ferrer et « El Duende ». Duende, le mot est venu d’Andalousie, et Lorca l’aimait beaucoup, il signifie quelque chose comme l’Esprit, au double sens de magicien (esprit malin ou esprit bien bienveillant) et d’âme. D’âme de la ville, d’âme immortelle.
La ville, c’est bien sûr Buenos Aires. Et la musique, c’est de la musique de Buenos Aires… « J’en ai assez que tout le monde me dise que ce que je fais n’est pas du tango. Moi, comme je suis fatigué, je réponds que je fais de la musique de Buenos Aires. Mais la musique de Buenos-Aires, qu’est ce que c’est ? Du tango. Alors ce que je fais c’est du tango ». Disait Piazzolla.

C’est Nadia Boulanger, auprès de laquelle il était venu travailler à Fontainebleau, qui lui avait conseillé de trouver sa vraie voie, de se mettre à l’écoute de ses racines. Piazzolla allait fusionner ce chant profond et le jazz dont il se nourrit pendant un long séjour new-yorkais.
Tout cela s’entend dans cette cantate onirique, avec son Duende et son chanteur, qui semble réincarner les grandes voix du tango-canción, les Edmundo Rivero ou Roberto Goyeneche, davantage que Carlos Gardel. Voix de d’asphalte et de tabac, « de fumée noire et d’herbes sombres », pour citer Ferrer.
Mort et résurrection du tango
Ce petit opéra (« operita », le mot est des auteurs, est conçu pour être écouté dans une tangueria (un club de tango), un lieu où se mêlent l’innocence et la perversité, le noble et l’insignifiant, le sacré et le profane. Il raconte l’ascension, la chute et la résurrection du tango, parallèlement à la chute et à la résurrection de María « oubliée entre toutes les femmes ».
María, c’est une sorte d’apparition, dont le Duende dit que « le chant obscur a l’âge de Dieu et deux vieilles blessures, à droite la haine à gauche la tendresse ». C’est à un bandonéon qu’elle s’identifie, un bandonéon qui est sa voix, qui, dans ses gémissements, écrit son destin, un bandonéon son double qui dans le fin fond d’un bouge récoltera une balle perdue. Elle aussi mourra, plus triste, plus abandonnée que le plus triste des tangos jamais connus.
Et, dit le Duende, quand María se mit à mourir, elle mourut tellement qu’elle était enceinte, pleine de petites morts, dont elle n’arrêtait pas d’accoucher. Alors avait commencé l’errance de l’ombre de María, déambulant, perdue sur les trottoirs de Buenos Aires.

Le texte, passablement surréaliste, est assez insaisissable, d’autant qu’il emprunte au lunfardo, l’argot portègne. Il devient de plus en plus mystique, un peu magique, un peu ironique aussi. Alors que María sera descendue dans les égouts de la ville, l’Ombre de María se trouvera enceinte (des œuvres du Duende, l’âme, manière d’immaculée conception…), et l’Ombre donnera naissance à une fille également nommée María. Ce sera sa résurrection et celle du tango.
Il y a dans le cérémonial inventé par Ferrer et Piazzolla toute une série de connotations chrétiennes, c’est une manière de chemin de croix qu’elle accomplit, María « de la passion fatale » (c’est ainsi qu’elle se définit)).
À Genève, ville décidément plus portègne qu’on ne croirait, le Grand Théâtre avait proposé en 2022 une mise en scène à grand spectacle (par Daniele Finzi Pasca) de María de Buenos Aires, on y voyait le cimetière de la Recoleta, une vaste structure métallique à la Eiffel, et même une patineuse sur glace, le Duende était représenté par deux femmes, bref l’imagerie avait son pouvoir de fascination, mais elle était loin de l’idée originelle.

Une poignante sobriété
À la Cité Bleue, c’est la sobriété qui est poignante. Que voit-on ? D’abord les onze musiciens, et on entend la beauté du son, dans une sonorisation exemplaire. Sur les puissantes assises du piano (magnifique Roger Helou, dont les arabesques enveloppant parfois la voix du Duende sont d’une beauté à tomber), de la contrebasse, de la solide batterie, viennent se poser les contrechants d’une flûte acidulée ou rêveuse ou du vibraphone, les arabesques souvent jazzy de la guitare électrique, et, reflet de ce violon qu’adoptèrent les orchestres de tango à l’époque de Julio de Caro, un quatuor à cordes, les Terpsycordes, dont le premier violon incarne parfois l’âme de María (parfois c’est le violoncelle), mais qui dans de multiples interventions à l’unisson évoquent les harmonies soyeusement new-yorkaises des musicals ou des chansons de Billy Joel.
La partition alterne de déchirantes mélopées, et de violentes pulsations, qu’on reçoit dans le plexus, elle est à la fois éthérée et très charnelle, irrésistiblement syncopée. C’est du corps de María qu’il s’agit, et des corps qui s’enlacent pour danser.

On serait tenté de compter parmi les instruments la voix du Duende, incarné par Sebastián Rossi, voix tour à tour rocailleuse, embrumée d’alcool, violente, qui avec virtuosité déroule sur l’orchestre son mélodrame, diction rythmée, culbutée ou veloutée, dans un parlar cantando, d’autant plus hypnotique si on ne comprend pas ou guère l’espagnol des rives de la Plata (il n’y a pas de surtitres, on est plongé dans les eaux de ce fleuve sans bouée).
Sebastían Rossi arpente le plateau, devant les musiciens, incarnant physiquement la poésie titubante, rocailleuse, emborachada, surréaliste d’Horacio Ferrer.
Il a pour comparse dans le rôle du payador, du gorrión (traduction : du moineau, le piaf local en somme) Diego Valentin Flores, à la voix de velours (dès sa Milonga Carrieguera d’entrée, pure volupté), jamais mièvre, une voix où s’entend tout un poids de vie, très émouvante dans sa retenue.

Tout cela dégage une indicible mélancolie, comme les interventions de María. Qui adopte la silhouette émaciée de Sol Garcia, d’abord frileusement enveloppée d’une couverture comme une fille venue des marges de la ville, qui se confondent avec la campagne (c’est là-bas qu’est né le tango de la voix des payadores, ces chanteurs itinérants qui chantaient la milonga sur les confins), puis sculpturale dans une robe d’un rouge éclatant, la tenue de María quand elle fréquente les mauvais lieux, puis dans le fourreau noir de sa renaissance.
On la verra parfois derrière le tulle du fond de scène, comme une apparition, son propre fantôme. Ses deux grands moments seront bien sûr sa première reprise du thème de María, un crescendo porté par un orchestre de plus en plus ardent, puis en guise de bis le célèbre « Yo son María », dont elle donnera une version exaltée, ample, précise, large dans le geste comme dans la voix, dans la tradition de toutes les grandes, argentines ou non, qui ont porté cette mélodie.
Habité par Piazzolla
Mais bien sûr l’âme de ce spectacle (outre le Duende, María et le Gorrión bien sûr), c’est William Sabatier, qui à partir d’un enregistrement récemment retrouvé plus complet que celui qu’on connaissait de la création (avec les deux auteurs et Amelita Baltar) a reconstitué cette version intégrale donnée ici pour la première fois. Sabatier est au centre du plateau, songeur et concentré, comme habité par Piazzolla, étirant son bandonéon en longues phrases d’un seul souffle, ou imposant la vigueur de ses pulsations syncopées.
Imposant aussi cette lecture, d’une grande intégrité, farouchement respectueuse, mais constamment vibrante.
Il y a du tragique dans cette musique, dans cette fable. L’âme d’un peuple.