Fort de la lettre du collectif des chanteurs lyriques qui résonne tel un cri du cœur pour dénoncer les conditions dramatiques que traverse la profession, le metteur en scène Pierre-Emmanuel Rousseau a souhaité prendre la parole pour s’associer à cette démarche, et faire prendre conscience au public et aux pouvoirs publics que c’est bien l’ensemble du secteur qui est affecté par la crise des annulations liées au Covid19 : techniciens, costumiers et maquilleurs aussi.
Pourquoi souhaitez-vous prendre la parole aujourd’hui ?
C’est une excellente chose que les chanteurs aient écrit cette lettre ouverte et que Stanislas de Barbeyrac ait pris la peine de l’expliquer en détails par la suite. Elle me permet de m’associer à leur démarche pour réclamer qu’une solution soit trouvée afin que tous les artistes et artisans des productions annulées soient payés. Sinon c’est une crise sociale structurelle que va connaître ce secteur, qui ne cesse de se paupériser.
Pouvez-vous nous donner un exemple de cette situation ?
Je vais étayer mon propos en prenant l’exemple des couturières. Aujourd’hui la plupart des théâtres en France (et je mettrai délibérément de côté l’Opéra de Paris dans ma démonstration, qui est certes le vaisseau amiral de l’art lyrique, le défilé haute couture dont toute la profession a besoin, mais qui ne représente pas la réalité des autres théâtres) n’ont plus d’ateliers de costumes en propre. Et comme le nombre de nouvelles productions est en baisse, ces artisans d’excellence déjà mal payés dans l’ensemble, à peine 15 euros de l’heure, vivent de plus en plus mal. Ce sont des freelances qui cachetonnent de-ci de-là, alors même que leur excellence n’est plus à démontrer. Ils sont essentiels, indispensables au bon fonctionnement d’un opéra. Dans l’une de mes productions, la chanteuse se change quatre fois, il faut mobiliser une habilleuse et une maquilleuse rien que pour elle par exemple.
Ces artisans d’art relèvent aussi de l’intermittence, il leur faut un nombre d’heures effectives pour ouvrir leur droit au régime de l’intermittence et un certain niveau de rémunération pour combler les périodes de carence.
Si les théâtres qui ont annulé leurs représentations décident de ne pas honorer les contrats, c’est tout l’écosystème de l’art lyrique qui va traverser une crise effroyable. Ces artisans au niveau de rémunération extrêment faible vont se retrouver sans rien, absolument rien.
Je vais me faire l’avocat du diable mais avec les annulations liées au Covid-19 et leur situation financière déjà fragile, les théâtres n’ont peut-être pas les fonds nécessaires pour rémunérer les artistes.
Oui, évidemment, les théâtres sont fragilisés. Mais le monde de l’opéra est assez privilégié comparé au théâtre ou à la danse de par le niveau des subventions perçues. Mis à part l’opéra de Paris dont les subventions servent à couvrir les coûts fixes, les autres théâtres vivent à 80% de ces subventions et à peine 20% de leur billetterie. Ils ont pour la plupart les fonds pour honorer les contrats, billetterie déduite bien sûr. Les acteurs et danseurs de petites compagnies ou de petites troupes sont bien plus exposés que nous.
J’ai vu les commentaires sur les stars qui pourraient renoncer à leur cachet exorbitant. Peut-être un plafonnement pourrait-il être envisageable comme pour les retraites des cadres sup. Mais pour avoir accès ces cachets, les gens ont-ils conscience des heures de travail qui ont permis aux stars qu’ils aiment voir sur scène a priori, d’atteindre ce niveau d’excellence, les heures de préparation, d’apprentissage des rôles, qui mobilisent souvent un coach ou un répétiteur, le travail de la posture scénique?
Et puis ces stars sont combien dans le monde ? 15, 20 peut-être. Faut-il généraliser à tout le métier, qui lui connaît une vague de paupérisation croissante ?
Un chanteur dans un théâtre de province touche environ entre 1500 et 3000 euros par représentation pour un second rôle, rémunération avec laquelle il doit : payer ses déplacements, son hôtel et assurer ses périodes de carence, et comme les grands, pour devenir grand, apprendre de nouveaux rôles, travailler etc… Parfois, dans les plus petites salles, il peut n’y avoir que deux ou trois représentations. Paradoxalement, malgré les faibles salaires, le coût d’un plateau d’opéra demeure exorbitant parce que chaque représentation implique 100 personnes à payer… et ce sont des coûts absolument incompressibles comme vous l’imaginez. L’opéra n’est pas un art élitiste mais luxueux du fait du nombre de personnes nécessaires à sa représentation. Derrière une production il y aussi le chef de chant, le chef de chœur, le répétiteur, le metteur en scène, les accessoiristes, perruquiers, habilleurs, maquilleurs, techniciens son, lumière, plateau… qui sont des passionnés et des gens d’exception.
Le gouvernement s’est précipité pour aider le secteur le plus touché par la crise, la restauration, et c’est très bien. Mais il n’a pas eu un mot pour le secteur culturel jusqu’à aujourd’hui où nous avons appris que 11,5 millions seraient octroyés « à la musique » dans son intégralité, i.e, variétés et musiques actuelles comprises. 11,5 millions, c’est 3000 personnes au smic pendant 2 mois. C’est complètement sous-estimé. Ca ne suffira pas à compenser ce que les théâtres ne pourront pas payer.
Enfin, avec l’incertitude planant sur les dates de reprise des productions, beaucoup de projets sont reportés sine die et on ne sait même pas s’ils seront un jour repris. Regardez aussi les instrumentistes et festivaliers. Tout est suspendu aussi. La situation de crise va durer très longtemps.
A titre personnel, pour un projet avec l’opéra du Rhin, j’aurais déjà dû être en train de choisir les échantillons pour mes costumes et je ne sais donc pas quand je pourrai le faire. Je ne me plains pas, je suis payé au forfait et j’ai plusieurs nouvelles productions par an ; si les représentations ont commencé, peu importe leur nombre, je ne suis pas personnellement impacté. Mes techniciens, couturières, si.
La réalité de ce métier, c’est tout ce tissu d’artisans d’Art avec un grand A, dans le sens noble du terme, qui effectuent un travail d’excellence non reconnu, sans aucune sécurité. Il faut sanctuariser le statut de ces intermittents de l’excellence artistique et de l’artisanat d’art.
Mais pourquoi tous ces métiers ne se coordonnent-ils pas comme l’ont fait les chanteurs ?
Ils sont terrorisés par cette situation, il faut que quelqu’un puisse parler en leur nom. La situation était déjà très tendue avant avec la baisse du nombre de productions. Il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus. Ils ont peur en prenant la parole publiquement de ne plus retrouver de travail après. Peur d’être mal compris, d’être assimilés à d’affreux râleurs grévistes syndiqués. Or Ils sont free-lance, ne l’oubliez pas
Et vous, vous ne craignez pas pour vos engagements futurs en parlant ainsi ?
Je ne fais que donner mon opinion – je veux que tout le monde soit payé, jusqu’aux techniciens, couturiers, habilleuses, etc… Et je ne fais que relayer des faits réels. Si les autorités ne prennent pas vite la mesure du séisme qui s’annonce, c’est tout l’écosystème lyrique qui va s’effondrer.
Qu’espérez-vous pour la suite ?
Je crois, malgré la situation désastreuse que nous traversons, que quelque chose de meilleur va émerger. Il faudrait profiter de cette crise pour changer de paradigme.
Plus beaucoup de maisons en province ne disposent de chœur et d’orchestre permanents car plus aucune structure ne peut supporter de tels coûts fixes. Au passage, c’est ainsi que des artistes de chœur d’excellent niveau et des musiciens d’orchestre professionnels se retrouvent aussi au statut de freelance sans protection…
Comment faire évoluer le métier pour prendre en compte le besoin réel d’excellence à tous les niveaux et le concilier avec une situation financière de plus en plus tendue, des prix de billets élevés, des subventions en baisse ? Cela va nous obliger collectivement à devenir vertueux financièrement, à repenser les coûts de production pour qu’ils soient maîtrisés, à devenir plus organisés et méthodiques certainement pour optimiser ce qui peut l’être sans transiger sur la qualité qui elle ne fait que croître. Avec l’évolution des mentalités sur l’écologie, on peut aussi commencer à imaginer recycler les décors etc..
J’espère qu’on va pouvoir tout remettre à plat.