Au départ, une ville moyenne. Un opéra certes national mais ne pouvant matériellement pas s’assurer le concours d’un artiste lyrique aussi prestigieux que José Cura. Pourtant le rêve se réalise et c’est une soirée scintillante qui est offert au public de Lorraine et de France (car le ténor et chef d’orchestre ne se produit plus dans notre pays). Ainsi, voilà revenu pour la quatrième fois dans la capitale des Ducs de Lorraine, ce double artiste, ténor et chef d’orchestre. Tout cela grâce à la passion d’un seul mécène. Qu’il en soit remercié.
Premier artiste à entrer dans l’arène, le mezzo-soprano Aline Martin venu… de Nancy ! Le trac est donc décuplé par le fait de chanter chez soi. Le morceau n’est pas facile, ce n’est même pas un air mais un arioso, c’est-à-dire un récitatif un peu élaboré : l’entrée d’Adalgisa dans Norma. Pas facile, disions-nous, car il faut savoir ce que signifie « récitatif » chez Bellini : très peu d’interventions de l’orchestre, la voix est pour ainsi dire seule, non soutenue… La cantatrice nancéienne se lance pourtant et réussit à donner une belle consistance à un personnage qui entre et doit donc se définir.
Mais voici qu’elle demeure en scène et, ô surprise car non annoncé, commence le récitatif faisant suite et conduisant au duo avec Pollione ! Lorsqu’aucun ténor ne fait mine de monter, on comprend que le consul romain sera José Cura, chantant le dos au public car il dirige l’orchestre ! C’est néanmoins un Pollione de grande classe : voix noire mais charnue et chaleureuse, un chant non souligné d’effets, et si l’on regrette la coupure habituelle avant le da capo de la stretta conclusive, on a le plaisir d’entendre la charge orchestrale finale, résumant à elle seule la fraîcheur du charme un peu naïf de Bellini.
Le Maître de Catane est toujours à l’honneur dans le deuxième morceau avec I Capuleti e i Montecchi ! La Française Audrey Kessedjian possède un superbe velours, noir mais chatoyant, c’est-à-dire doté du brillant nécessaire. Outre la souplesse indispensable pour épouser la ligne bellinienne, on admire le grave timbré de « ma su voi, ricada il sangue », un vers souvent étouffé tant les notes sont basses. La cabalette, même sans da capo, n’en est pas moins pugnace, avec une accentuation du texte impressionnante et rare chez les jeunes chanteurs (« il sangue !!! »), manifeste dans les gestes de la cantatrice, et encore accrue par la direction martiale du Maestro Cura.
Venu de France également, Florian Cafiero démontre la fausseté de l’opinion généralement répandue selon laquelle les ténors sont rares. Le morceau choisi, « È la solita storia del pastore » de L’Arlesiana, est trois fois difficile : il est long, il ne “se lance” pas tout de suite, dans sa mélodie, et il requiert une intensification qui ne se départ jamais d’une émission nuancée, souple et chaleureuse. On est un peu surpris de l’entendre aborder par un timbre “vert” et jeune comme celui de Florian Cafiero, mais on est vite conquis lorsque la voix se chauffe, se colore joliment dans un aigu splendide (alliant José Cura à Beniamino Gigli !), ne demandant qu’à se déployer, libre et superbe.
Après l’audition de trois voix françaises, pour ainsi dire, force nous est de reconnaître l’effort particulier dans la prononciation de l’italien — effort individuel ou mérite supplémentaire à porter au crédit de José Cura— on sait en effet à quel point les chanteurs français ont du mal à prononcer correctement une langue pourtant cousine, mais ô combien différemment accentuée.
On est ensuite frappé d’emblée par le vibrato naturel du timbre de Natalia Gospodinova, soprano venu de Bulgarie et qui ajoute immédiatement de l’expressivité à l’interprétation ; La voix, pleine, assurée, et chaleureuse, restitue avec sentiment l’air de Liù (Turandot) « Tu che di gel sei cinta ».
Venu de Panama où il s’efforce de redonner vie à une saison lyrique au splendide Teatro nacional, Ricardo Velasquez possède une chaleureuse voix de baryton, dotée d’un vibrato discret et que l’on aimerait entendre dans un autre air que « Questo amor, vergogna mia » de l’Edgar de Puccini : une mélodie non évidente et un orchestre envahissant. L’artiste n’en a que plus de mérite.
La basse polonaise Miroslaw Witkowski possède un grave résonnant joliment et les nuances appréciables de son chant à la fois mettent en valeur l’air bref « Vecchia zimarra » (La Bohème), et rendent d’autant plus intéressante son interprétation.
Au lieu du seul air « Chi il bel sogno di Doretta » de La Rondine de Puccini, on a choisi d’exécuter la scène précédente montrant le ténor esquissant la même mélodie. Après un bref mais utile commentaire explicatif du Maestro Cura, Christos Kechris, venu de Grèce, commence donc, de sa voix de ténor léger, mais consistante et à la belle couleur. Charmée et charmante, Cristina Giannelli, dont le nom chante déjà son Italie natale, déploie, elle, une voix puissante, superbe, à l’aigu limpide mais ferme et assuré. On apprécie d’autant plus ses souples modulations veloutées.
C’est encore un ténor, le Bordelais Vincent Delhoume, que nous entendons ensuite. Il a le mérite de se présenter dans un air ingrat (car non payant), tiré à nouveau de La Rondine, on remarque avec surprise sa voix noire, noire (pour un ténor !), mais qui réserve de beaux aigus lumineux.
Puis, c’est un chant somptueux, aux aigus brûlants que nous découvrons avec le célèbre « Vissi d’arte » de Tosca, interprété par la Roumaine Diana Croitoriu qui vit presque trop son rôle ! Un médium charnu puissant renforce aussi les possibilités d’une voix impressionnante, et précisément, on attendrait peut-être un peu plus de nuances, de retenue, (les aigus se déchirent un peu quand ils sont émis en force), pour un air somme toute d’un personnage à bout de ressources.
La Française Odile Heimburger propose avec courage la célèbre aria finale du premier acte de La Traviata. De sa voix ronde et moirée, elle nous régale de beaux aigus piani et naturellement veloutés dans l’air « Ah ! forse è lui » (dans l’exécution traditionnelle d’une seule strophe). Puis, jetant ses longs gants presque à la tête de José Cura (qui fait mine de prendre peur !), elle se lance dans la brillante cabalette « Sempre libera », dont le premier régal est le tempo enfin posé, choisi par le Maestro. Il nous rapelle alors Francesco Molinari Pradelli, le chef le plus théâtral qui ne sacrifia jamais à cette catastrophique précipitation en vogue aujourd’hui.
Pendant ce temps — ou ce tempo (!) — le soprano se joue des vocalises et, son enthousiasme et son assurance grandissant, la conduisent à les “savonner” quelque peu… mais le public ébloui et sous le coup du fameux suraigu final non écrit par Verdi, adhère pleinement.
Par ailleurs, on sait qu’à la fin de cet air Alfredo doit chanter sous les fenêtres de Violetta, or personne ne se propose, le Maestro Cura ne pouvant quitter l’orchestre pour chanter en coulisse et plier sa voix puissante à la tessiture d’Alfredo… Le hasard devait nous favoriser en la présence, l’aimable proposition et le talent de l’ami d’Audrey Kessedjian, providentiellement ténor de qualité ! Appartenant à une famille bien connue de chanteurs, Julien Dran nous surprend et nous régale de son timbre souple, chaleureux et consistant, au point que l’on regrette de n’entendre que si peu du rôle ! Et le Maestro Cura de forcer cet Alfredo bien chantant à venir sur l’avant-scène partager justement les applaudissements de sa Violetta. On a même le plaisir d’un commentaire humoristique de la part du Maestro, volontairement confus à propos du « fiancé de Romeo qui n’est pas un homme » (le personnage de Romeo Montecchio dans I Capuleti e i Montecchi est chanté par un mezzo-soprano).
La seconde partie du concert commence par la Bacchanale de Samson et Dalila, à l’agréable couleur locale rendue sans effets appuyés par José Cura. C’est un choix intéressant et l’on en vient à regretter qu’un tel concert de qualité ne comporte pas plus de morceaux symphoniques d’opéra. Si en effet le Maestro ne pouvait reprendre des ouvertures déjà jouées par le passé (comme La Forza del destino ou I Vespri Siciliani), combien de joyaux moins connus brillent pourtant, tels les intermezzi passionnés de L’Amico Fritz, de Guglielmo Ratcliff ou de Silvano de Pietro Mascagni, l’ouverture brûlante de Romantisme de la donizettienne Maria di Rohan. Mais il faut du temps pour travailler avec l’orchestre, et la priorité est ici donnée aux jeunes voix !
Le célèbre Duo de l’amitié « È lui ! Desso ! » de Don Carlo nous permet de retrouver avec plaisir le baryton Ricardo Velasquez, et de bien profiter de son timbre noir et velouté, de sa chaleureuse ligne de chant. Il faut dire qu’un Don Carlo de choix lui donne la réplique, avec une vaillance peu entendue dans le rôle : José Cura ! On passe sur une coupure bizarre dans le duo mais voilà qu’à son moment culminant, lorsque l’orchestre doit conclure quasi fortissimo par le thème de l’amitié, il s’éteint lamentablement, “cafouille” et reprend tant bien que mal ! A peine revenu en scène, un José Cura touchant d’honnêteté simple et pure demande pardon à l’orchestre et au public : lancé dans l’impressionnant duo verdien, il en avait oublié de donner le départ à l’orchestre !
Nous ne sommes pas au bout de nos émotions, car le baryton français Marc Scoffoni nous réserve l’aria dite « Morte di Rodrigo ». Moment sublime de ce Don Carlo verdien. On découvre alors les facettes du talent de Marc Scoffoni : une somptueuse voix modulée au timbre clair, tenue en bride stricte, avec des piani et des nuances admirables sur fond de grave consistant à belle résonnance. Le second air est insufflé avec une émotion relevée de poésie par le premier flûtiste de l’Orchestre Gaspar Oyos.
L’aria de Filippo Secondo du même opéra est précédé d’un long prélude marquant l’accablement du vieux roi, amertume imagée par l’aigre violoncelle et qui vaut une salve d’applaudissement mérité au premier violoncelliste nancéien. Venu de la République tchèque, la basse Josef Skarka déploie sa voix à l’ampleur impressionnante, avec des graves larges et veloutés de cette couleur spécifiques aux basses de l’Est.
Mais voici qu’à la fin des applaudissements, l’étonnant chanteur semble se concentrer à nouveau… il est en fait rejoint par un autre interprète, Miroslaw Witkowski, et c’est l’impressionnant duo Filippo-Grande Inquisitore ! Non plus mélodique et abordable d’emblée comme le duo Don Carlo-Don Rodrigo, celui-ci est sombre au possible, dominé par le lugubre thème de l’Inquisition que l’orchestre de José Cura rend à merveille, étouffant le cri final d’impuissance du roi : « Donc le trône devra / toujours plier devant l’autel ! ». Le duo est ici curieusement rendu, la basse polonaise chantant l’inquisiteur possédant un timbre plus clair et des graves moins sonnants, ce qui confère moins de majesté au personnage (censé être un nonagénaire aveugle mais redoutable). Il acquiert en revanche, une force plus jeune et, pour se permettre un néologisme, une “insidiosité” plus mordante, plus vénéneuse. Une magistrale direction de l’orchestre, auquel le Maestro rend un bel hommage, en faisant lever les musiciens par groupes d’instruments. Un morceau final non brillant, mais ô combien impressionnant pour conclure un concert de haute volée…