La grande popularité de La Flûte enchantée et le nombre élevé d’excellentes productions rendent particulièrement exigeant l’auditeur autant que le spectateur. Enchanteresse par ses décors, l’inventivité de sa mise en scène et l’humour de sa direction d’acteurs, cette représentation ne ravit pas entièrement en raison de voix qui, bien que dans l’ensemble belles et attachantes, manquent parfois de charme, et pour certaines de justesse.
L’orchestre symphonique de Mulhouse, après une ouverture bien équilibrée, menée avec subtilité, donne sous la direction de Theodor Guschlbauer une interprétation agréable de l’œuvre, sans éclat particulier mais au service du message humaniste de Mozart. Sébastien Droy incarne avec sensibilité un Tamino qui, dans son émoi, oublie un adjectif dans son premier air (le « neu » de la première occurrence de « mit neuer Regung » dans « Dies Bildnis ist bezaubernd schön »), ce qui est peut-être dû à cette curieuse manière d’accentuer une note sur deux alors que l’écriture musicale prévoit une suite régulière de doubles croches. Cependant, le timbre limpide et la voix souple du ténor, alliés à sa prestance et à la qualité de son jeu dramatique, compensent largement ce détail certainement passé inaperçu d’une grande partie du public. Paul Armin Edelmann, doté d’un baryton ample, d’un timbre clair et d’une diction impeccable, fait preuve de beaucoup d’abattage en Papageno, ce qui rend justice à son rôle. Certains airs pourraient parfois être plus posés (« Der Vogelfänger bin ich ja » semble agité de frémissements a priori étrangers au personnage imaginé – et interprété – par Schikaneder) ; mais il est vrai que pendant l’air « Ein Mädchen oder Weibchen », le chanteur doit se lancer à travers la scène, de manière périlleuse, sur une chaise à roulettes. Gudrun Sidonie Otto en Papagena lui donne la réplique avec finesse.
La Reine de la nuit, incarnée par Susanne Elmark, à la voix robuste, est particulièrement émouvante, avant tout parce qu’elle apparaît comme une grande tragédienne – tandis que ses vocalises, dans les reprises, deviennent d’une justesse très relative. On regrette que Bálint Szabó, en Sarastro, ne puisse émettre correctement les notes les plus graves de ses airs – sa voix manque d’ailleurs du volume nécessaire pour ce rôle, tout autant que de la prestance exigée sur scène. Olga Pasichnyk compose une Pamina plus déterminée dans les passages chantés que parlés, aux attaques un peu brutales ou trop sonores, là où l’on attendrait plus de nuances – son air (« Ach, ich fühl’s »), l’un des sommets du Singspiel, bien que parfaitement exécuté, n’émeut que modérément. Le personnage de Monostatos, incarné avec talent par Adrian Thompson, exprime bien l’ambivalence et le conflit qui l’animent entre sa fidélité à un ordre tyrannique et son fond d’humanité, dimension soulignée également par une mise en scène qui montre l’inhumanité de la sanction prononcée contre lui par Sarastro. L’interprétation des rôles secondaires est de très bonne qualité : les trois dames, de même que les prêtres et les hommes en armes, composent des ensembles particulièrement plaisants. Il faut accorder une mention spéciale aux trois enfants, dont les passages importants pour l’économie de l’œuvre sont chantés avec beaucoup de justesse et de fraîcheur à la fois.
Mariame Clément propose une lecture très poétique de l’œuvre, qui s’ouvre au premier acte sur un magnifique paysage projeté en toile de fond et peuplé de rochers et de sentiers, exaltant à la fois la beauté de la nature et un univers post-cataclysmique dans lequel survit Papageno (dans un petit avion !) avant l’arrivée de Tamino. L’utilisation des lumières (Marion Hewlett) et de la vidéo (Momme Hinrichs et Torge Møller) avec des effets de relief et de profondeur est proprement magique. Tout la dimension merveilleuse est là : les décors de Julia Hansen sont superbes, même si certains costumes sont moins convaincants (le costume blanc de Sarastro, aveugle, se déplaçant avec une canne). L’apparition du serpent est un moment d’enchantement : comme dans une boule de cristal emplie de fumée blanche se déploie un monstrueux reptile qui peu à peu se mue en images de la violence des catastrophes naturelles, évoquant par avance la rupture des liens de la nature par la Reine de la nuit. Elle-même apparaît plus tard pourvue d’une robe dont l’immense traîne se révèle être la queue du même serpent gigantesque. Au deuxième acte, une sorte de muséum d’histoire naturelle ou de cabinet de curiosités, évoquant les classifications et collections du XVIIIe siècle, mêle avec bonheur l’antique et le moderne. Les casiers, rayons et tiroirs de bois (par lesquels arrivent aussi les trois garçons) dissimulent les technologies les plus récentes destinées à l’observation par leurs geôliers de ces cobayes que semblent être Tamino et Papageno. Sorte de couveuse ou d’incubateur, un caisson maintient Pamina prisonnière (ou la sauve des radiations qui menacent la terre) de même que sont conservées derrière des vitres des espèces végétales. La fin de l’opéra détourne le texte : Sarastro (qui semble avoir recouvré la vue – ou achevé son processus de guérison) et la Reine de la nuit, ôtant son couvre-chef et libérant son abondante chevelure, tombent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassent longuement.
Cette réconciliation des principes opposés peut être comprise comme une forme d’éducation esthétique au sens où l’entend Schiller quelques années seulement après la création de La Flûte. Le programme de salle propose de son côté diverses autres pistes d’interprétation fort stimulantes. On regrettera simplement qu’y soit repris le vieux topos de la « médiocrité du livret », qui nous paraît éminemment contestable – et qui explique sans doute qu’une grande partie des dialogues parlés ait été purement et simplement supprimée. Rappelons que le livret, fruit d’un travail collectif et revu par Mozart, est le reflet reconnu à son époque de grandes idées des Lumières auxquelles il a su donner, à l’instar de la Popularphilosophie, une diffusion importante. Et que sa qualité littéraire a suffisamment séduit Goethe pour qu’il commence à en rédiger une seconde partie, restée fragment dès lors que Mozart ne pouvait lui donner forme musicale.