Schumann, dont on prise dans une belle unanimité les Lieder et les œuvres pour piano, est volontiers tenu pour un piètre orchestrateur, quand bien même chacune de ses quatre symphonies le dément avec éclat. Cette mauvaise réputation n’est peut-être pas étrangère à la rareté des Scènes de Faust, que l’on n’a plus entendues à Paris, sauf erreur, depuis sept ans. Ne sont pas pour arranger les programmateurs les amples proportions de cette sorte d’oratorio convoquant, outre un large effectif instrumental, solistes, chœur et chœur d’enfants. Il fallait donc, en cette fin d’année, se rendre à Berlin pour entendre ce chef-d’œuvre où Schumann a jeté le plus haut de sa spiritualité, de sa maîtrise musicale, de son inventivité mélodique et harmonique.
Nous y trouvons d’emblée quelque avantage ; qui dit Berlin, dit son Philharmonique. Et sa Philharmonie, où l’orchestre, qui sonne partout merveilleusement, sonne encore mieux. Trouvant dès l’ouverture une respiration commune et une variété de couleurs admirablement dosée, les musiciens coulent avec bonheur leurs timbres profonds et telluriques dans le geste acéré de Daniel Harding. Toujours prêt à faire saillir les contrastes d’une partition dont les atmosphères changeantes, tantôt pastorales, tantôt mystiques, tantôt cauchemardesques, tantôt recueillies, se prêtent bien à un tel traitement, le chef britannique n’oublie pas de donner un peu d’air, quand il le faut, à sa battue alerte. Et de mettre en valeur les voix, héroïnes de la soirée.
Voix des solistes, exceptionnelles : au sommet, Christian Gerhaher a tout – le noir éclat du timbre, l’éloquence ombrageuse du verbe, et jusqu’à l’aristocratique silhouette – d’un héros romantique. On en dirait presque autant du Méphistophélès de Luca Pisaroni : assez élégant pour ne pas confondre expressivité et vocifération, ce diable est d’une curieuse séduction. Elégance encore, dans chaque intervention d’Andrew Staples ou de Franz-Josef Selig, mais à défaut de pouvoir citer tout le monde, attardons-nous sur les femmes : Dorothea Röschmnann, qui donne, avec sa voix charnue et ses consonnes tranchantes, des airs de tragédienne à la douce Gretchen, Wiebke Lehmkuhl et ses graves sans appel, la jeune et prometteuse Anna Prohaska, de volume plus modeste mais idéalement insinuante en « Souci » tourmentant à Faust.
Voix des choristes, merveilleuses : celles des forces de la Radio de Berlin, qui chantent et phrasent comme un seul homme, illuminent d’une lueur diaphane toute la troisième partie (la « transcendante ») de l’œuvre ; celles des enfants, aux timbres juvéniles encore, mais à la technique déjà aguerrie, font de « Gerettet ist das edle Glied » un moment d’intense émotion musicale qui résonne encore, bien après la fin du concert, dans le froid de la nuit berlinoise.