Alors que Paris s’apprête à accueillir Nixon in China en avril, Londres honore, en coproduction avec New York, le deuxième opéra de John Adams. L’idée de départ en revient à Peter Sellars, qui voulait traiter un sujet d’un actualité plus brûlante encore et, après avoir retracé le meurtre d’un touriste juif américain par quatre terroristes à bord de l’Achille Lauro en octobre 1985, l’opéra aurait dû faire intervenir des dirigeants comme Reagan, Thatcher et Arafat. Cette deuxième partie fut rapidement abandonnée, et The Death of Klinghoffer devint bientôt une sorte d’oratorio, où le chœur intervient pour commenter une action moins montrée que narrée a posteriori par les solistes, les Passions de Bach étant la référence de la librettiste comme du compositeur.
Cet « opéra documentaire » reste un véritable casse-tête à mettre en scène. Dans le film qu’en a tiré Penny Woodcock en 2003, la multiplication des images permettait d’éviter le statisme. Et si, à la création en 1991, Peter Sellars avait opté pour l’abstraction, dans un décor métallique d’échafaudages et de moucharabiehs, Tom Morris fait un choix radicalement opposé, qui frappe d’abord par un réalisme un peu naïf – durant le prologue, les Palestiniens défilent en lente procession et brandissent des drapeaux verts, les colons israéliens posent leurs valises et plantent des oliviers, puis l’acte I s’ouvre avec les solistes en rang d’oignon venant raconter leurs souvenirs devant un micro. Dans un décor de panneaux mobiles imitant le béton, la projection quasi constante de vidéos très efficaces renvoie tantôt à l’univers marin (vagues, sillage, salle à manger et pont du paquebot, carte maritime), tantôt au territoire disputé (paysage désertique, graffitis « Free Palestine », incendie). Fort heureusement, le metteur en scène parvient à s’affranchir du style « Croisière s’amuse », avec passerelles et bastingages, pour offrir quelques beaux moments plus allégoriques, grâce à des éclairages et une chorégraphie très réussis.
De tous les personnages, le Capitaine du navire est sans doute le plus présent, celui qui a le plus à chanter, mais aucun de ses monologues ne touche autant que ceux qui sont dévolus aux autres protagonistes, et il n’est pas sûr que Neal Davies, initialement annoncé, aurait fait mieux que Christopher Magiera. Extrêmement émouvant, en revanche, le couple Klinghoffer : dans son fauteuil roulant, Alan Opie a l’âge du rôle mais la voix conserve son éloquence, notamment dans son deuxième discours, la « Gymnopédie » retraçant son exécution et sa noyade, qui donne lieu à un superbe moment de pantomime dansée. Magnifique mezzo, Michaela Martens est bouleversante et c’est à elle que reviennent les derniers mots de l’opéra, « I wanted to die ». Parmi les terroristes, le baryton Richard Burkhard fait forte impression en Mamoud ; Omar, écrit pour une voix féminine, selon une tradition opératique séculaire, est ici confié à un danseur qui, juste avant de commettre l’irréparable, reçoit la visite d’une « Palestinian woman » lors d’une vision comparable au rêve de Hagen dans Le Crépuscule des dieux. L’excellente Claire Presland interprète donc le monologue prévu pour Omar pendant que Jesse Kovarsky exprime ses émotions par la danse. Lucy Schaufer tient efficacement le rôle très bref de la grand-mère suisse. Parmi les personnages secondaires dont le témoignage comique apporte un instant de répit, Kathryn Harries, dans le rôle presque exclusivement parlé de l’Autrichienne, semble n’avoir conservé que des bribes de voix (que donnera-t-elle en sacristine dans Jenufa à Lille l’année prochaine ?), tandis que Kate Miller-Heidke compose une danseuse anglaise aussi bécasse que possible.
Malgré la suppression mystérieuse du chœur évoquant Agar et Ismaël au début du deuxième acte (le programme en vante pourtant la « ravissante beauté »), le Chœur de l’ENO, très sollicité, se montre parfaitement apte à relever le défi des plus beaux passages de l’opéra, dans la douceur nostalgique des déplorations comme dans la véhémence des cris de vengeance. Conduit de main de maître par Baldur Brönnimann, l’orchestre défend magistralement une partition complexe dont il fait entendre toutes les subtilités d’écriture.
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