Genèse mouvementée que celle de Poliuto, composé en 1838 à l’intention du ténor légendaire Adolphe Nourrit et raison involontaire de sa défénestration, interdit par la censure napolitaine, converti en grand-opéra français et créé à Paris en 1841 sous le nom de Les Martyrs, puis finalement représenté en italien à Naples en 1848 dans une version hybride que la tradition a imposée au répertoire sans jamais rencontrer un franc succès. Glyndebourne lui offre cette saison sa première britannique à partir de l’édition critique réalisée par William Ashbrook et Roger Parker. Rétablie dans son intégrité, l’œuvre, courte – moins de deux heures –, expose ses similitudes avec les ouvrages ultérieurs de Verdi : le finale du 2e acte dont le chœur triomphal d’Aida est inspiré, la scène de la prison proche par bien des aspects de celle du Trouvère, et au-delà, une impulsion dramatique, une énergie que tempère un livret auquel le génie théâtral de Verdi aurait su insuffler un élan supplémentaire. Ce lien existant entre les deux compositeurs provient selon Roger Parker d’une inspiration française commune. Admettons. Selon les choix interprétatifs, la parenté apparaît anecdotique ou, au contraire, évidente.
Evidente lorsque Michael Fabiano opte pour un chant héroïque avant d’être romantique, à rebours d’une certaine logique qui aurait voulu que le ténor prenne pour modèle Nourrit – auquel la partition était destinée – plutôt que Duprez – son rival, l’inventeur de l’Ut de poitrine, qui la créa dans sa version française. L’option atteint ses limites dans le 3e acte où Poliuto peine à user des demi-teintes nécessaires à l’élégance de l’écriture (le chant élégiaque était le point fort de Nourrit). La démonstration de force, pour convaincante qu’elle soit sinon, témoigne de l’évolution d’une voix, désormais apte à conquérir le répertoire verdien auquel elle aspire, moins Mantoue, peut-être trop léger même si prévu à Paris la saison prochaine, que Rodolfo de Luisa Miller programmé à San Francisco dans les mois à venir.
Affinités verdiennes aussi pour Severo élevé par Igor Golovatenko à l’égal du ténor, belliqueux voire arrogant, puissant, large, prodigue, égal sur la longueur, moins Enrico dans Lucia que Luna dans Il trovatore, rôle que le baryton russe interprètera en janvier 2016 à Lille avec le succès que l’on peut prédire s’il fait preuve de la même assurance vocale.
Verdi encore et toujours par la manière dont Enrique Mazzola communique santé et vitalité au London Philharmonic Orchestra et plus largement à un Glyndebourne Chorus dont l’excellence rappelle combien le chant choral est ancré dans la culture britannique. L’accomplissement musical de la représentation doit beaucoup à cette lecture électrisante, libérée car convaincue de la valeur de la partition, quand trop de chefs – chez Verdi comme chez Donizetti – cherchent par une surenchère d’intentions à masquer ce qu’ils estiment être faiblesse de composition.
© Glyndebourne Festival
Dans un de ces rôles de prêtre inflexible qu’affectionnait Verdi, Matthew Rose en revanche n’est pas le potentat à la voix noire et puissante érigé en règle par la deuxième moitié de l’ottocento. Callistene paraitrait presque bonhomme comparé à ses partenaires masculins. La figure de Zaccaria – le chef des hébreux dans Nabucco – écartée, « Alimento alla fiamma si porga » n’en est pas moins phrasé avec l’autorité requise.
Seule représentante du sexe dit faible, Ana Maria Martinez se préoccupe moins d’effets belcantistes que de maîtriser un instrument dont la couleur sombre contraste avec des aigus effilés. Agile vocalement, investie scéniquement même si déboulonnée de son socle antique par une vilaine robe à fleurs, la soprano tente envers et contre tout de résoudre le problème posé par Poliuto : qui est finalement Paolina ? Une épouse ? Une amante ? Et comment expliquer sa conversion, pour le moins soudaine ?
A ces questions, la mise en scène de Mariame Clément n’essaie pas de répondre. Sa quête d’inspiration s’est arrêtée sur l’image d’une vidéo d’Anri Sala (1395 Days Without Red) où l’on voit la silhouette d’un enfant traverser en courant une rue déserte de Sarajevo. Le rapport avec Poliuto ? L’atmosphère, traduite au moyen d’énormes blocs de béton délimitant l’espace, sur lesquels des projections d’images illustrent plus ou moins clairement une action transposée quelque part en Europe de l’Est. L’oppresseur romain arbore une tenue militaire, les chrétiens se reconnaissent à leur crâne rasé. Pour le reste, la volonté de mouvement s’en tient aux blocs glissant sur le plateau. A trop intellectualiser le propos, Mariame Clément a tout simplement oublié l’essentiel : raconter une histoire, simple au demeurant. La résumer en une phrase aide à comprendre ce qui sépare Poliuto des opéras de Verdi : chez Donizetti, c’est le ténor qui fait tout pour empêcher le baryton de coucher avec la soprano*.
* En référence à la boutade de Georges Bernard Shaw, inspirée notamment par Le Trouvère : « Un opéra, c’est une histoire où un baryton fait tout pour empêcher un ténor de coucher avec une soprano »