Au commencement il y a la faute : un homme manque de respect à un Dieu, qui décide de le punir. Agamemnon a outragé Diane en tuant un des cerfs qu’elle protège, elle le condamne à perdre celle qu’il protège, sa fille Iphigénie. Dans un raffinement de cruauté elle l’oblige à consentir lui-même à la sacrifier, faisant de cette mise à mort la condition sine qua non du bon vent pour l’expédition maritime qu’il doit conduire au nom des souverains grecs lancés à la chasse de Pâris. Il aura beau ruser, argumenter, protester, les pressions conjuguées du roi d’Ithaque et du prêtre Calchas amèneront l’innocente, qu’Achille a vainement tenté d’exfiltrer, sur l’autel du sacrifice. En clamant qu’elle y consent pour l’amour de la Grèce et par soumission à la volonté de la déesse, elle émeut celle-ci, qui décide d’épargner Iphigénie et d’en faire sa prêtresse en Tauride, suscitant les louanges de l’assemblée.
Rien de nouveau, on le voit, dans la trame de l’opéra composé par Nicolò Porpora pour l’Opéra de la Noblesse en 1735 à Londres, par rapport au récit transmis depuis l’antiquité. Ce n’est donc pas l’originalité du livret qui a motivé Max Emmanuel Cenčić dans son choix de mettre en scène cette version musicale signée Nicolò Porpora, après Carlo il Calvo et Polifemo du même compositeur déjà représentés au Festival baroque de Bayreuth, mais bien plutôt les échos qu’il y perçoit du monde qui est le nôtre. De l’Antiquité à nos jours la question du rapport entre l’individu et le groupe, de l’étendue du pouvoir, civil et /ou religieux, de ses conséquences sur les dominés et sur la nature, reste d’actualité. Ce spectacle démontre éloquemment qu’on peut proposer ces thèmes à la réflexion du spectateur contemporain sans céder à la facilité d’une « actualisation » réductrice.
Réputé pour sa maîtrise de la technique vocale Porpora avait écrit les rôles d’Agamennone pour Il Senesino et celui d’Achille pour Farinelli, qui avait été son élève, deux des plus célèbres castrats de son temps. A Bayreuth, Max Emmanuel Cenčić s’est attribué le premier. On ne présente plus ce virtuose, qui, en dépit d’une attaque virale soignée aux antibiotiques – révélée par une annonce – qui affecte la vigueur de la projection, saura doser ses moyens pour exposer et rendre sensible la détresse du personnage, victime de lui-même et de ses contradictions autant que de l’appareil religieux, sans cesse contrecarré dans sa recherche d’une échappatoire par ceux dont il a pris la tête, autant par son expressivité vocale que par un jeu d’acteur qui ne cesse de se perfectionner. On n’entrera pas dans les détails d’une prestation digne de louange mais en léger retrait quant aux attentes et au potentiel du chanteur, qu’on espère au mieux de sa forme pour l’enregistrement diffusé le 15 septembre à 18 heures sur BR Klassik et Arte concert.
Le second, lui, est échu à Maayan Licht, pour nous une révélation et une divine surprise : il allie à une impressionnante maîtrise vocale, qu’il démontre à l’envi en enchaînant vocalises étourdissantes, messe di voce, trilles, diminutions, sons flottés, mordant, pianissimi, d’une musicalité constante, si bien que ses interventions sont de purs moments de plaisir que l’on savoure sans mélange et dont on voudrait prolonger la durée. C’est le cas en particulier de l’air sur lequel s’achève le premier acte, « Allontanata agnella », de son duo avec Calcante à la fin du deuxième acte et de son air avant le choeur final au troisième acte, moments privilégiés dédiés par Porpora à Farinelli et qui deviennent ici des moments de grâce, salués par de chaleureuses acclamations. Et la désinvolture scénique est saisissante !
Celle de Nicolò Balducci, le troisième contreténor, ne l’est pas moins, et contribue à la séduction du personnage d’Ulysse, dont il aborde avec entrain les vocalises péremptoires qui caractérisent ce héros, sûr de son intelligence des situations. L’expérience de Riccardo Novaro supplée aux graves les plus profonds et lui permet de composer un personnage imposant dans le rôle de Calcante, le grand-prêtre chargé de transmettre, voire d’interpréter les messages divins, qui semble prendre tellement à cœur l’exécution des « volontés divines » qu’on peut soupçonner qu’il y prend un plaisir sadique. Il est particulièrement remarquable dans le duo du deuxième acte qui l’oppose à Achille.
Clitennestra, à ce moment de son histoire, est encore l’épouse fidèle d’Agamennone et la mère aimante d’Ifigenia. Mary-Ellen Nesi remplit dignement la fonction, vocalisant autant qu’attendu et sachant par les mimiques et les attitudes exprimer les sentiments divers qui agitent le personnage, de la surprise à l’inquiétude, de l’impatience à la colère, de la prière au désespoir, reine attendant les hommages, épouse désorientée, mère révoltée, avec une retenue noble mais peut-être excessive.
Ifigenia, quant à elle, est représentée par deux interprètes, une actrice et une chanteuse. L’actrice, muette, est Marina Diakoumakou ; elle incarne la ravissante jeune fille évoquée par le texte. La chanteuse est Jasmin Delfs, qui doit affronter le défi de la mise en scène : apparaître tout de noir vêtue et voilée, telle Diane portant le deuil du cerf sacré, et chanter le rôle d’Ifigenia auprès de l’actrice le plus souvent. Elle s’acquitte magistralement de la gageure, d’une voix pleine et souple, que nous aurions aimée légèrement plus veloutée dans certains aigus, mais un soir de première il peut être difficile de contrôler parfaitement et à tout instant son émission, compte tenu du défi scénique à relever. La chaleur des bravos au rideau final devrait la rasséréner pour les trois autres représentations.
Pourquoi la mise ne scène contraignait-elle l’interprète d’Ifigenia à se dédoubler ? Faute d’explications on en est réduit à des hypothèses : est-ce le moyen choisi par Max Emmanuel Cenčić pour signifier l’emprise de la déesse sur la créature qu’elle a choisie pour victime, au point de lui prêter sa voix ? Si bien que quand Ifigenia affirme, bien avant de le redire à la fin de l’ouvrage, qu’elle accepte d’être sacrifiée, alors que c’est Diane qui chante, faut-il voir dans cette invention un moyen de dénoncer la nocivité des divinités pour les hommes ? Si c’est le cas, on ne se pose la question qu’après le spectacle, signe que l’idée a fonctionné et n’a pas perturbé la réception.
On n’en dira pas autant des inclusions géantes où des êtres humains en position fœtale semblent flotter dans un bain dont on ne sait s’il les tue ou les maintient en vie. Renseignement pris, ce serait un souvenir du film Alien et un moyen de représenter la barbarie des Grecs, car comment les qualifier autrement, puisqu’ils sont prêts à mettre à mort une innocente pour obéir à une divinité et du même coup lancer leur expédition. Ce qui éclaire rétrospectivement le tableau d’ouverture où des hommes nus amènent sur la scène la dépouille du cerf tué à la chasse par Agamemnon avant de se jeter sur la bête pour s’en repaître, dans une frénésie bestiale. D’autres images déconcertent, par exemple les deux passages rapides de porteurs de drapeaux rouges qui éveillent le souvenir des spectacles de propagande durant la révolution culturelle chinoise. Ou cet homme de profil soufflant dans un énigmatique instrument de musique, sorte de trompe verticale géante…Mais l’essentiel, les situations conflictuelles et leurs répercussions sur les sentiments et les actions, est traité avec mesure et clarté, et on ne peut qu’admirer le talent avec lequel Max Emmanuel Cenčić, d’une mise en scène à l’autre, sait se renouveler.
Une des séductions de ce spectacle est la scénographie conçue par Giorgina Germanou, par ailleurs créatrice des costumes. Ils vont du spectaculaire pour le couple royal, longs manteaux, broderies, dorures, au seyant de la tenue virginale d’Ifigenia, au péremptoire pour le grand deuil de Diane et à l’ostentatoire rouge sang de la tunique de Calchas, le préposé aux sacrifices. Le décor est mouvant comme les parallélépipèdes verticaux qui le constituent et le font évoluer quand on les fait pivoter à vue. Les faces différentes composent des atmosphères suggestives, trompe-l’œil évocateur de panneaux de marbre, reflets moirés mystérieux, reproduction d’un tableau de Tiepolo intitulé Le sacrifice d’Iphigénie, autant d’images dont l’enchaînement rigoureux constitue l’écrin séduisant de l’action dramatique. Des accessoires animent la scène, de l’immense dépouille de cerf qui explique l’origine de la colère de Diane et que l’on reverra au dénouement – courtoisement prêtée par l’Opéra de Vienne où elle avait servi dans Ariodante en 2018 – aux arbres que les guerriers nus semblent disposer selon un dessein avant de les emporter dans une sorte d’élégante chorégraphie, sans oublier l’immense table ( ? de notre siège, nous avons interprété ce que nous voyions ainsi ) dont Calchas use probablement pour les sacrifices, et autour de laquelle Achille et lui s’affronteront.
Calchas – Calcante dans l’œuvre – est complexe ; pour Achille, le respect qui l’entoure est une erreur de personnes pieuses et crédules auxquelles il en impose, et son zèle dans les effusions de sang soi-disant voulues par les divinités le lui rend suspect. Riccardo Novaro entre donc dans le jeu en se dressant de toute sa hauteur pour asseoir sans conteste son autorité d’interprète des Dieux, face à la résistance et aux dérobades successives d’Agamemnon, et tenir tête à Ulysse, ce jeune audacieux qui remet en question sa stratégie des sacrifices et du même coup sa prétention d’être « l’élu ». Les lecteurs qui connaissent bien ce chanteur émérite n’en seront pas étonnés : on souhaiterait parfois plus de mordant et de profondeur dans les graves. Mais le rôle est tenu, bien tenu, et la musicalité est irréprochable.
Dans la fosse et au clavecin, Christophe Rousset dirige Les Talens lyriques, orchestre en résidence pour le Festival d’Opéra baroque de Bayreuth 2024. Que dire qui ne l’ait déjà été souvent ? Leur nom est une garantie de qualité au plus haut degré et c’est bien ainsi qu’ils nous distillent la composition de Porpora, dans une osmose avec le plateau qui contribue évidemment à soutenir la beauté du chant. Le son est toujours net mais subtil, acéré sans brutalité, les volutes mélodiques aussi souples que caressantes, seul le solo de percussion final pose problème mais comme il s’agit selon toute probabilité d’un ajout à l’œuvre de Porpora pour rendre le départ de Diane entraînant Iphigénie aussi dramatique et spectaculaire que possible, on ne peut sans preuve en faire porter la responsabilité à Christophe Rousset. Les cordes sont soyeuses, les trompettes et les cors brillants, les bois séduisent, et il y a au troisième acte, quand Achille tente d’exfiltrer Ifigenia, un surprenant passage où l’on croit entendre des échos nostalgiques qui pourraient être signés Rameau. Imprégnation du chef, ou réelle coïncidence ? Aucune indication n’est donnée dans le programme de salle sur la partition ; les musiciens joueraient la transcription pour tablette d’un manuscrit londonien daté – ou datant – de la première. Quoi qu’il en soit cette musique séduisante en soi est un combustible excellent pour les voix et les instants de ravissement ressenti, prolongés par le souvenir, confirment s’il le fallait le bien-fondé de la réputation de Porpora, orfèvre du beau chant.
Le public plutôt élégant où les générations se mélangeaient avec une bonne proportion de trente-quarantenaires avait pris d’assaut la merveilleuse salle du théâtre baroque de la Margravine de Bayreuth, que le musée attenant permet de mieux apprécier encore puisqu’on peut y découvrir les films qui conservent la trace des étapes de la minutieuse restauration. A lui seul, ce lieu vaut le voyage, quant au spectacle, encore deux dates, les 13 et 15 de ce mois.