Didon et Enée, œuvre pionnière de l’art lyrique en Grande-Bretagne ; synthèse remarquable du genre qui en condense tous les registres et toutes les formes en moins d’une heure ; opéra en un prologue (hélas perdu1) et trois actes qui abrite l’un des plus beaux airs du répertoire, « Remember me ». Des trois raisons qui font de l’ouvrage d’Henry Purcell un chef d’œuvre absolu, cette nouvelle production de l’Athénée n’en retient aucune mais n’en fait pas moins mouche.
Pour sa première mise en scène lyrique, en effet, Bernard Lévy ne se réfère pas aux origines de l’œuvre comme avait pu le faire Deborah Warner en décembre 2008 à l’Opéra Comique2, pas plus qu’il n’utilise le livret à sa source : L’Eneide. Non, le metteur en scène choisit de traiter l’histoire dans ce qu’elle a de plus universel et d’intemporel : l’amour et la séparation d’un homme et d’une femme. Qu’ils soient roi et reine de mondes antiques, importe peu ; seuls comptent les sentiments représentés nus dans un décor tout aussi dépouillé. En homme de théâtre, Bernard Levy se plait à modeler les corps, les gestes et même les regards (pour peu qu’on ait la chance d’être suffisamment proche de la scène pour l’apprécier) de manière à leur faire exprimer au plus juste les émotions qui les habitent. De par leur jeunesse, les chanteurs réunis pour l’occasion sont comme l’argile dans la main du sculpteur. Et l’on sait dans ces cas combien l’émotion devient contagieuse. A noter, dans ce dispositif minimaliste mais efficace, la beauté des lumières, indispensables en l’absence de décor, et l’intelligence avec laquelle les surtitres sont intégrés à la pièce. Projetés sur une toile en fond de scène, les mots, quand ils ne sont pas chargés de traduire en français le texte chanté en anglais, s’animent au gré de la musique et deviennent acteurs à part entière.
A la tête des Nouveaux Caractères, une formation de seulement 7 musiciens3, Sébastien d’Hérin (qui joue aussi du clavecin) ne peut varier les climats comme on l’entend souvent, sur scène et au disque, dans des versions qui disposent d’un effectif orchestral plus fourni. A défaut de couleurs, sa direction privilégie l’unité. Jamais la partition de Didon et Enée ne nous a paru aussi homogène. Tout juste si l’on distingue les numéros qui la composent. Ainsi, la transition entre le premier acte et le deuxième acte, entre le chœur triomphal « To the hills and the vales » et l’entrée fantastique de la magicienne (« Waywards sisters ») se fait dans une continuité de ton qui pourra dérouter les amateurs de contrastes. Pourtant, le récit se déroule vivant d’un seul trait, telle une phrase écrite sans lever la main. De même, le fameux air « Remember me » ne forme plus une parenthèse dans le discours musical, a la manière du « Vissi d’arte » de Tosca. Au contraire, il survient sans que l’on s’y attende et se fond naturellement dans l’ensemble.
Cette impression est encore renforcée par le fait qu’Isabelle Druet n’offre pas à ce moment, très attendu, le meilleur de son art. Aussi intense soit-elle, sa Didon est d’abord une battante qui se réalise bien plus dans l’action que dans l’affliction. La voix, puissante et timbrée, sait alléger les sons mais elle n’est jamais aussi persuasive que lorsqu’elle peut déverser son flot de lave : « Ah, Belinda ! » et plus encore les « Away » du duo avec Enée où se profile, cerné de noir, le facies de la Médée que la mezzo-soprano, révélation lyrique des Victoire la Musique 2010, chantera peut-être un jour et dont elle possède déjà la grandeur tragique.
Puis, dans cette approche où prévaut l’unité, il en est de cette Didon comme de l’air « Remember me » : la reine de Carthage n’est qu’une pièce sur l’échiquier des sentiments, un rôle parmi d’autres rôles qu’il faudrait presque tous citer : l’Enée bouleversant d’Arnaud Guillou dont le chant, puissamment imagé, vient transcender l’instrument (magnifique « Jove’s command shall be obeyed ») ; Camille Poul, Belinda fraiche, vive, qui est à Isabelle Druet, ce que l’eau est au feu : un complément vital ; les deux sorcières d’Agathe Boudet et de Fiona Mc Gown, aussi grinçantes que précises, et enfin, comme symbole de cette cohésion, à la fois mascaron, ciment et clé de voute, les sonorités iridescentes du Chœur AEdES que le public par ses applaudissement place devant les protagonistes. Et ce n’est que justice !
1 Le prologue est ici remplacé par une suite d’airs de danse composés par Purcell dans lequel s’insère l’aria « Music for a while » interprétée avec plus ou moins d’assurance par le ténor François Rougier.
2 La première trace d’une représentation de Didon et Enée apparaît en 1689 dans un pensionnat de jeunes filles à Chelsea. C’est la raison pour laquelle Deborah Warner faisait figurer dans sa mise en scène des fillettes en uniforme (cf. notre compte-rendu)
3 violon 1 : Benjamin Chénier ; violon 2 : Françoise Duffaud ; alto : David Glidden ; théorbe : André Henrich ; violes de gambe : Martin Bauser et Michaël Chanu ; clavecin et direction musicale : Sébastien d’Hérin