Au fil des reprises, cette production aura épuisé les descriptions et les qualificatifs. Elle aura aussi épuisé la résistance du public, qui désormais s’y rend dans la certitude d’assister à un classique de la mise en scène contemporaine. L’exposition au Grand Palais à Paris des œuvres de Bill Viola (jusqu’au 21 juillet) participe de cette institutionnalisation. Le décès de Gérard Mortier enfin empreint cette production qu’il voulut emblématique du sceau de l’éternité.
Notre œil même s’est fait à l’austérité statique des chanteurs et aux variations vidéo alternant brouillages, caméra portée, contrastes, jeux liquides, et bien entendu aux deux comédiens offrant leur anatomie à des usages variés qui n’en laisse rien méconnaître.
Cette reprise à l’Opéra de Paris ne vaut-elle, dès lors, que par le cast nouveau et la présence dans la fosse de Philippe Jordan ? Au moment où la mise en scène wagnérienne continue de susciter de nouvelles visions (Castellucci, Girard, Neuenfels, Waltz, Guth…), il semble au contraire que la production de Peter Sellars et Bill Viola soit déjà d’un autre temps. Les tendances contemporaines sont retournées puiser dans l’inépuisable arsenal symbolique, métabolisant le bric-à-brac décoratif pour lui faire avouer de nouveaux secrets, au rebours du jansénisme de Sellars et Viola. La théâtralité même est réapparue en force, adoubant avec éclat les travaux de Patrice Chéreau, dont la fécondité est aujourd’hui observable partout (chez Claus Guth en particulier). Dans l’épure de Sellars et Viola, désormais que la provocation des corps dénudés a cessé d’effaroucher le bourgeois, se manifeste une esthétique dont la postérité n’est pas certaine. C’est cela aussi, sans doute, qui en fait le prix et lui vaut tant de révérence. Il ne serait pas surprenant que l’histoire ne place cette production dans la lignée parfaite de Wieland Wagner, offrant à la musique une contrepartie de lumière et d’ombre, de silhouettes et de suggestion, et non des corps en désordre immergés dans un monde rétif. Ce que ces nouvelles représentations dès lors apportent, c’est la distance nouvelle avec laquelle il est permis de juger de cette production – et ainsi de mieux vérifier ce qu’elle doit à son temps, à la culture même de son commanditaire (Mortier), et à la simple imagination de ses inventeurs, à leur sensibilité, à ce qu’ils savent et imaginent de Tristan. Or c’est bien ce dernier aspect qui désormais s’impose.
Ainsi, la notion de « rituel » qui si souvent a défini cette vision n’est pas fausse, en ce qu’elle décrit une approche où le cérémoniel s’impose au corps et les contraint, où la codification gestuelle désavoue le naturel. Encore ce rituel doit-il célébrer quelque chose. Ce n’est pas le cas chez Sellars. La codification hiératique n’est pas au service d’une continuité dramaturgique – ne serait-ce que parce que Tristan n’est pas Parsifal. Si rituel il y a c’est un rituel tragique. C’est-à-dire la pleine conscience qui hante les protagonistes que le destin anéantit leurs velléités et supprime toute liberté. De là ces postures et cette raideur. De là des images qui sont comme la transcription visible d’impressions intérieures que la réalité terre à terre (l’écran surplombe le plateau) dénonce et évince. Œuvre par excellence du désenchantement et de la désillusion, Tristan opposerait ainsi des aspirations oniriques (les images) à une tristesse du réel (le plateau, avec ses cages lumineuses que sont les rectangles projetés au sol). Explicitation presque clinique de cette ambivalence dramatique, la mise en scène de Sellars est dissection plus encore qu’elle n’est rituel ; elle est imagerie plus qu’elle n’est théâtre. La fascination qu’elle exerce est de l’ordre de l’hypnose, car nous-mêmes sommes pris dans cette glaciation de l’imaginaire au profit d’une réalité qui, tel Melot poignardant Tristan dans le dos, nous abuse et nous déçoit.
A cela, il faut des protagonistes à même d’exprimer non seulement leur condition tragique mais la possible exubérance d’âme qui leur est si brutalement refusée. Violeta Urmana et Robert Dean Smith y réussissent avec éclat. La soprano lituanienne qui nous avait déçu dans ses dernières prestations in loco (Santuzza, Gioconda) s’impose comme une très grande Isolde. Le velouté de sa voix, la solidité absolue de l’instrument, l’intensité de la présence font de son Isolde une héroïne fière et forte, mais d’une tendresse et d’une chaleur constantes. Robert Dean Smith est un Tristan bouleversant de retenue et de subtilité musicale. Le duo du II est d’un cantabile, d’une intériorité, exceptionnels. L’énergie déployée au III par les deux protagonistes n’est pas performance physique, mais déchirure ; le pansement douloureusement est arraché.
Franz-Josef Selig est l’incarnation même de l’esprit de cette production, où il apparaît depuis sa création. Son Roi Marke est immense de douceur amuïe. Il est rejoint dans cette dimension par une Janina Baechle qui, par la vibration, l’intensité, est la sœur d’Isolde – ou son ange-gardien impuissant.
Jochen Schmeckenbecher campe, lui, un Kurwenal bonhomme et brave, explicitement détaché de ce qui tourmente son maître. Dietmar Kerschbaum est un marin touchant. Raimund Nolte est un Melot efficace. Les chœurs de l’Opéra de Paris, préparés par Patrick Marie Aubert, et répartis dans la salle rééditent l’admirable performance du Hollandais et du concert donné en mars 2013. En quelques saisons, ce chœur aura acquis dans ce répertoire une maîtrise et une qualité simplement réjouissantes. Connu pour sa connaissance approfondie du répertoire français, Patrick Marie Aubert aura ainsi révélé ses affinités évidentes avec le répertoire wagnérien, pour le plus grand profit du public parisien.
Philippe Jordan est chez lui dans ce répertoire. Il modèle l’orchestre de l’Opéra en pleine pâte, sans jamais céder à la complaisance sonore : tout est respiration, ligne, et récit. La symbiose avec les chanteurs est permanente, palpable – ensorcelante. C’est lui qui alimente le foyer du spectacle, et fait brûler ce que la production, avec un chef moins engagé, pourrait menacer d’éteindre, surtout dans l’espace si vaste de Bastille.
L’avenir de cette production au sein du répertoire de l’Opéra de Paris n’est pas certain, tant pour des raisons juridiques que pour des raisons évidentes d’amortissement. A n’en pas douter, elle restera comme un jalon marquant de l’histoire de l‘esthétique wagnérienne.