Deux nouvelles productions romaines consacrées à Verdi pour son bicentenaire, deux opéras sur les doges de Gênes (Simon Boccanegra) et de Venise avec ces Deux Foscari réglés pour l’occasion par Werner Herzog. Le célèbre cinéaste est un habitué de la scène lyrique, en particulier avec Riccardo Muti, avec qui il avait monté à Milan une Donna del Lago en 1992 et un Fidelio en 2000.
D’emblée, le ton est donné par le metteur en scène : c’est une Venise revenue à l’ère glaciaire qui nous est présentée, avec force congères jusque dans les chambres et stalactites anthologiques dans les sinistres geôles vénitiennes. Les manteaux de fourrure et autres toques sibériennes sont de rigueur. Tout le monde grelotte, sauf les gondoles, qui naviguent joyeusement au dernier acte : des modèles brise-glace ?
Outre cette vague de froid polaire, Herzog enferme l’action entre de hauts murs gris qui feraient davantage penser à un vaisseau intergalactique qu’à Venise, n’étaient-ce quelques détails qui ne trompent pas : grande fenêtre caractéristique, lanternes en ombre chinoise, lion ailé conquérant. Malgré d’habiles jeux de lumières, tout ceci laisse de marbre et ce ne sont pas les bouffonneries de la fête du début du dernier acte qui, malgré le talent des acrobates, viendront nous réchauffer le cœur.
Werner Herzog assume tout à fait ces choix, par lesquels il veut montrer la froideur implacable du pouvoir, qui congèle jusqu’aux cœurs, comme il l’explique dans le programme de la soirée. D’ailleurs, cette vision n’est ni un contresens ni un excès et elle est tout à fait défendable. Mais encore faudrait-il animer un peu une œuvre qui, malgré ses beautés, en a bien besoin. Or, comme Adrian Noble dans la production pourtant autrement intéressante de Boccanegra qui a ouvert la saison romaine, le cinéaste allemand laisse ses chanteurs quelque peu livrés à eux mêmes.
Devenue thème du spectacle, la glaciation n’épargne pas la plupart de ces derniers, pas plus que le chœur, par ailleurs excellent. (Presque) tous figés comme la lagune hivernale. Francesco Meli, si ardent Gabriele Adorno, est un Jacopo Foscari timoré, presque terne, dépourvu de passion et dont les adieux à Lucrezia sont comme les murs de glace de sa prison. Un léger incident lors de sa cavatine d’entrée a par ailleurs pu faire craindre une méforme, heureusement écartée pour le reste de la soirée dès la brillante cabalette « Odio solo ». Même froideur du Loredano de Luca dell’Amico, bien chantant mais un cran au-dessous du reste du plateau.
La lassitude convient mieux au personnage du vieux doge incarné par le jeune Luca Salsi, dont la voix, certes généreuse, est néanmoins un peu monochrome et comme bridée. Son jeu, plein de lamento comme le beau thème aux violoncelles qui accompagne son entrée, est des plus discret, jusqu’à une scène finale très réussie, dans laquelle il se montre enfin plus convaincant, y compris vocalement, sous la neige évidemment.
Finalement, seule la Lucrezia de Tatiana Serjan prend le parti de nous réchauffer quelque peu. Son entrée pleine d’une colère tonitruante riche en décibels, aurait vite lassé si la soprano n’avait démontré bien vite combien elle maîtrisait les variations redoutables auxquelles la partition la contraint, sur toute l’étendue de sa tessiture et avec un remarquable sens de la nuance. Mais plus encore, elle est la seule à montrer ensuite quelque sentiment dans ce « vaste désert d’hommes », comme dirait le Rodrigo de Don Carlo. Emouvante, elle est la triomphatrice de la soirée.
Riccardo Muti n’a pas cherché à faire jaillir le feu d’une partition plutôt intimiste. Sobre dans son geste, il s’attache à faire ressortir les beautés instrumentales de cette œuvre, révélant sa véritable originalité, presque chambriste.
Au final, un spectacle qui, sans démériter, laisse de marbre. Il n’aura peut-être manqué, finalement, que le théâtre. Un comble pour Verdi, ce « musicien de la vie », comme l’écrit Muti dans son dernier ouvrage consacré au compositeur (« Verdi l’Italiano », edition Rizzoli).