Dirigé avec génie par Alejo Pérez, Powder her face est une descente aux enfers dont on ne revient pas vivant. Dans cet opéra-polaroid, Thomas Adès réanime Margaret Campbell, célèbre duchesse aux 88 amants noyée dans le scandale sexuel et médiatique le plus virulent du XXe siècle.
Royaume-Uni, 1963. Margaret Campbell est accusée par le Tribunal d’Edimbourg puis reconnue coupable d’adultère et de pratiques sexuelles obscènes. Les pièces à convictions ? Un livre d’or de 88 amants présumés et deux séries de polaroids compromettants livrés à la justice par son époux, Ian Campbell, Duc d’Argyll. La première série de polaroids montre la duchesse entièrement dévêtue (à l’exception de son collier de perles à trois rangs), en train de faire une fellation à un « homme sans tête ». La seconde série de clichés présente les multiples stades d’excitation d’un homme se masturbant explicitement à son attention. Placardés aux yeux de tous, les photos intimes de Margaret Campbell – « made in the UK » – deviendront le prétexte le plus délirant de la presse à sensation. Tout comme La Dame aux Camélias, l’« on crut tout sauf la vérité ».
Erotisme et luxure à la recherche du temps perdu, Powder her face selon Mariusz Trelinski se décline en une série de scènes-polaroids en deux actes. Les mondanités de la duchesse se déroulent sur la scène principale, glamour, néo-pop art et clairement superficielle tandis que ses désirs intimes et inavouables flirtent sur les bas-côtés. Là, une galerie de chair expose en vitrine une série « punk rock » d’hommes aux visages invisibles. Clin d’œil fulgurant au peintre américain Edward Hopper, la scène-clé – Nuit. 1953 – dépeint l’ambiance des bars new-yorkais. Finalement, la teneur dramatique de Powder her face doit beaucoup à une scénographie de « meubles-symboles » : un lit conjugal se décline sous toutes ses formes laissant place à une baignoire assassine, là où la Dirty Duchess s’étendra pour se donner la mort en s’ouvrant les veines avec les tessons de son flacon de parfum. Parallèlement, Thomas Adès tend à bouleverser la dramaturgie d’opéra. Fini les arias aguichants et belcantistes où la force des sentiments à fleur de peau naît de la personnification pseudo-mélodique de la ligne vocale. Nous sommes en 1995 lorsqu’Adès écrit Powder her face. Le traitement vocal se fonde désormais sur la disjonction de la ligne vocale (rares sont les passages où les voix se déploient dans un mouvement conjoint comme ce fut le cas pendant des siècles). Cet aspect relativement novateur crée un sentiment d’apparence bancale, déséquilibrée, inquiétante, disgracieuse et lubrique.
© Krzysztof Bieliński
Tout l’art du compositeur sera de réussir à englober le public dans un hermétisme vocal complaisant grâce au contraste saisissant entre un orchestre mainstream* luminescent et des voix monochromes ténébreuses (contraste, pour certains, carrément dérangeant). Sauf que, c’est l’orchestre dominé par l’accordéon, les vents et les percussions qui anime les voix, un orchestre qui apparaît comme l’antidote d’une partition vocale souffrante au lyrisme déviant et maniéré. Pas de hasard, on baigne dans les marges de la conversation : on chuchote, on s’extase, on fait silence, on (se) cache, on (s’)exhibe, on fantasme, on critique, on juge, on pousse toutes sortes de cris, on assassine, le tout sur fond de comédie musicale où retentit la voix de Cole Porter, L’on se souvient alors de cette époque où Margaret fut l’épouse du golfeur américain Charles Sweeny, cette époque où le monde entier chantait à ses pieds « You’re the top… Mrs Sweeny »,
Le rôle de Duchess est plus délicat et plus difficile à tenir qu’il n’y paraît. L’excellente Allison Cook incarne une duchesse séduisante, fragile mais redoutable parce qu’entière, insondable et démesurée (La dernière interview. 1970). La mezzo-soprano tend subtilement vers cet inextinguible « parfait naturel » d’Oscar Wilde, à la fois adulé et étouffé par les commérages incessants, la honte et les insultes. Pour Kerstin Avemo, la voie est libre. La soprano coloratura suédoise peut faire valoir sa virtuosité virulente et fantasque à l’image de la dame de chambre jalouse et envieuse poignant allègrement dans la farce médiatique. A l’exception de la duchesse, les trois autres voix – Peter Coleman-Wright, Leonardo Capalbo et Kerstin Avemo – incarnent une foule de personnages censés s’ignorer d’une scène à l’autre. Place à l’intervocalité des personnages dramatiques : comment ne pas penser au Duc lorsque le Juge entame sa sentence (ces deux rôles étant incarnés par le seul et unique Peter Coleman-Wright) ?
Un frisson, et non des moindres, risque malgré tout de refroidir jusqu’à l’os : au-delà de cet hommage poignant, force est de constater que Margaret Campbell reste un prétexte effroyable à la caricature, au divertissement et au voyeurisme de masse si chers aux sociétés de consommation telle que la nôtre, à une époque où Romeo Castellucci défie prodigieusement les arts de la scène, la médiatisation de l’image, et les strates labyrinthiques du pouvoir de représentation.
*L’orchestre mainstream tire son nom du courant de jazz mainstream qui évoluera notamment vers le swing-jazz. A l’origine, il s’agit d’un grand orchestre où dominent les cuivres et les percussions. La musique mainstream se caractérise par des tempi extrêmes (de l’artifice dans les tempi rapides, de la nonchalance dans les tempi lents) et se développe suivant la demande sociale qu’elle satisfait. Les plus grands représentants des années ’40 sont Duke Ellington, Count Basie et Benny Goodman.