Plat de résistance du Festival de Pâques du Festspielhaus de Baden-Baden, Manon Lescaut dirigée par Sir Simon Rattle est proposée à trois reprises dont la représentation de ce jour diffusée en léger différé sur Arte. De quoi se faire une idée, avant la sortie d’un DVD, de ce qu’a pu être un spectacle fort attendu qui a produit une impression contrastée mais sans doute durable sur le public.
Si les vivats ont retenti aux saluts, c’était avant tout pour les interprètes car la production a fait grincer quelques dents et les commentaires sont allés bon train au cours des pauses. En effet, Sir Richard Eyre a choisi de transposer l’action dans la France de l’Occupation. Exit définitivement donc ce qui caractérisait la Manon de Massenet, « la poudre et les menuets » que Puccini avait délaissés au profit de la « passion désespérée », davantage recherchée par le metteur en scène. Le parti pris d’une re-contextualisation dans la France de l’Occupation, n’en déplaise à certains, n’est pourtant pas déplacé ; en l’occurrence, il produit même largement du sens et on peut comparer Manon accusée par son souteneur d’être fille publique aux femmes humiliées à la fin de la guerre pour n’évoquer que les correspondances concernant le personnage principal. Certes, quelques éléments du livret sont directement contredits par les faits, mais simplement modernisés, en réalité, comme le train qui arrive au moment où on nous annonce une voiture attelée de chevaux. Train fort beau d’ailleurs, monstre d’acier prémonitoire très cinématographique et superbement éclairé (il faut saluer au passage le travail de Peter Mumford sur les lumières, dans des ambiances de classiques hollywoodiens). Le décor de Robert Howell mérite également qu’on s’y arrête : encastré dans un escalier à ellipse, un mur haussmannien à demi-ensablé laisse petit à petit la place à une architecture totalitariste et à la ruine. Au second acte, dans cet endroit luxueux que Manon Lescaut ne veut pas quitter, ce qui précipitera sa chute, on trouve une Allégorie du triomphe de Vénus découpée en paravent à côté d’une colonne du Christ de Hildesheim devenue largement profane voire pornographique, dans un espace qui évoque autant la loge de théâtre qu’un entrepôt ou qu’une scène abandonnée. Dans la porosité ou le découpage des éléments, l’éclatement du drame à venir est perceptible. Au cours du III, le bateau à destination de la Louisiane a tout du Potemkine, son escalier cependant escamoté, transformé en jetée que parcourt une sentinelle (on ne peut s’empêcher de penser à Querelle ou à Lili Marleen et aux mélos flamboyants quoique noirs de Fassbinder). Succession de simples belles images ou véritable réflexion quasi cinématographique sur la force d’accompagnement (et de suggestion) de l’image par rapport à l’action ? Chacun se fera son idée. C’est le dernier acte qui a surtout choqué, le traditionnel désert étant ici remplacé par un apocalyptique escalier broyé sous le mur éventré, amas de tôles encastrées comme après une explosion nucléaire. Entre le Naufrage de l’Espoir de Caspar David Friedrich ou New York 1997, le décor est ici le reflet de la catastrophe qui s’abat sur l’héroïne, elle-même coincée dans son sarcophage de fer. D’aucuns ont trouvé tout cela particulièrement affreux et grotesque. Soit.
Si la distribution est dominée par la flamboyante Eva-Maria Westbroek – quoique un peu vulgaire dans l’incarnation du rôle – ce n’est pas forcément elle qui convainc le mieux et cela doit beaucoup à son jeu scénique. Vocalement, certains de ses aigus sont tirés, puissants sans doute, mais comme contraints. Toute en force, son interprétation manque curieusement d’émotion. Un petit bémol pour une chanteuse d’exception, tout de même. À ses côtés, Massimo Giordano est superbe en Des Grieux, rayonnant et tout en séduction, tant physique que vocale. Agilité, beauté du timbre et puissance lui permettent de surmonter l’orchestre dans une salle cruelle pour les voix plus retenues, comme celle du jeune Bogdan Mihai, peu à l’aise en Edmondo. Pas de problèmes de puissance d’émission pour les autres solistes et notamment Lester Lynch en Des Grieux, heureusement plus à l’aise dans un chant assuré que dans sa prestation scénique qu’on qualifiera pour le moins de maladroite. Mention spéciale pour le Géronte de Liang Li, dégageant une autorité vocale doublée d’une charme ensorcelant tant dans la voix que dans l’apparence, ce qui est gênant pour l’intrigue puisqu’il n’a rien d’un barbon. À noter également la présence, dans le tout petit rôle de la chanteuse, de Magdalena Kožená, compagne du chef d’orchestre et invitée du récital du lendemain), en guest star de luxe. Les chœurs, bien dirigés, tant dans leurs mouvements que leurs ensembles, sont épatants.
Sir Simon Rattle, à la tête du Berliner Philharmoniker, est en pleine forme, sa formation aussi, merci. Parfois un peu trop sonore pour le volume de certaines voix, l’orchestre nous fait une formidable démonstration d’un art consommé, y compris dans le répertoire puccinien, tout au long de la soirée, dans une déferlante qui laisse pantois.