Œuvre rare au répertoire, Le Joueur est aussi par certains aspects une œuvre maudite : mise en chantier en 1915 pendant la première guerre mondiale, elle devait être créée en 1917. Une première équipe de production jette l’éponge, faute de moyens pour les décors. Une deuxième équipe est pressentie, mais éclate alors la révolution russe : le directeur des théâtres valse en prison, le sujet de l’opéra est jugé beaucoup trop bourgeois et la création passe à la trappe. Une nouvelle tentative eut lieu pour le Bolchoï en 1927, pour laquelle le compositeur remania substantiellement sa partition, mais qui avorta elle aussi. Il fallut attendre 1929 et le courage du Théâtre Royal de la Monnaie pour que la pièce soit enfin créée, quatorze ans après sa mise en chantier, mais – comme de coutume à l’époque – dans une traduction française, Prokofiev faisant clairement comprendre à qui voulait l’entendre que Bruxelles n’était pas son premier choix !
Depuis lors, ce n’est guère mieux : en remontant dans les archives de Forumopera.com, qui commencent tout de même en 2008, on ne retrouve que trois productions seulement. C’est donc un fameux challenge qu’ont relevé le Festival de Salzbourg, Peter Sellars et leurs équipes de redonner vie à cette pièce difficile, touffue, aux limites de la confusion, mais riche de sens, et d’une grande qualité musicale.
Plutôt que d’essayer de cadrer son propos, le metteur en scène qui a toujours privilégié la provocation sur la rigueur, semble avoir choisi de représenter le chaos, puisant dans sa fantaisie la plus débridée les éléments de cette caricature, de ce grand barnum qui court irrémédiablement à sa perte.
Transposé dans le monde contemporain, où la roulette est remplacée par des machines à sous en forme d’immenses toupies aux lumières clignotantes, où les messages se transmettent par sms et où chacun va son portable à la main, l’univers de Dostoïevski n’en reste pas moins universel : l’argent et les fausses valeurs gouvernent le monde, qui va à sa perte et que seul l’amour peut sauver. Mais l’amour, le vrai, est impossible. Dès lors, illusionnons-nous dans de fausses identités, vivons de dettes, abreuvons-nous de faux ors et de paillettes, sans parler des faux sentiments, car il n’y a pas de morale, seulement des illusions perdues, tel est son message.
Au plan musical, la partition, riche des ambitions du jeune compositeur, ne contient pas toute la rigueur qui caractérisera Prokofiev plus tard. Elle déborde d’idée, recourt volontiers au figuralisme et suit la prosodie de la langue russe dans ses moindres inflexions, aux limites du parlando, au point qu’on se demande bien comment l’œuvre a pu être chantée dans une autre langue. Le jeune chef russe Timur Zangiev, formé par Gennady Rozhdestvensky, fait preuve ici de beaucoup de maturité et de persévérance, assurant la cohérence musicale de toute la représentation avec une détermination sans faille, à la tête des membres de l’orchestre de Vienne qui semblent définitivement rompus à tous les répertoires.
La distribution – très internationale, jugez plutôt – est dominée par le couple formé par Alexei et Polina, la naïveté et l’exigence, les deux figures les moins corrompues du livret, incarnés avec beaucoup de talent par Sean Panikkar et Asmik Grigorian. Ténor américain originaire du Sri Lanka, Panikkar s’est plus ou moins spécialisé dans le répertoire contemporain et avait fait sa première apparition salzbourgeoise dans Les Bassarides (Hans Werner Henze) en 2018, où il avait fait forte impression dans le rôle de Dyonisos. L’impression est largement confirmée ici, ce chanteur dispose de moyens vocaux presque sans limite et fait preuve d’une solidité remarquable. A ses côtés la lituanienne Asmik Grigorian, très en forme également, lui donne la réplique avec panache. Dans le rôle de la truculente grand’mère dont tous attendent l’héritage (mais qui viendra inconsidérément claquer sa fortune à la roulette), Violeta Urmana fait forte impression et livre une composition où le comique le dispute à l’émotion. Anticipant avec prudence la dernière décennie de sa carrière, la chanteuse – lituanienne elle aussi – privilégie désormais les rôles de mezzos ; les moyens vocaux dont elle fait preuve ici sont considérables, avec ce qu’il faut de raucité pour le personnage. Peixin Chen, formé aux Etats-Unis, prête sa voix de basse profonde et son physique de basse bouffe au rôle du Général, alors que le ténor argentin Juan Francisco Gatell, très grande pointure également, un peu sur-dimensionné pour le rôle, endosse avec brio le costume du Marquis. Venu de Madagascar, formé à Londres et Weimar, Michael Arivony, bariton, endosse avec flegme et élégance le rôle de Mr. Astley. Nicole Chirka (Ukraine) prête son impressionnant physique de mannequin et sa voix de mezzo au petit rôle de Blanche tandis que Zhengyi Bai, venu de Chine, joue la discrétion dans le rôle du comte Nilski. Mentionnons encore les autres petits rôles : Ilia Kazakov, basse russe venu de Kasan, qui campe le ridicule Baron Würmerhelm (littéralement vers casqué) et Joseph Parrish, Américain de Baltimore, qui incarne avec un charme juvénile Potapytsch, l’infirmier de Babulenka.
Tous s’intègrent facilement à la mise en scène un peu débridée de Sellars, ce qui sous-entend probablement un travail considérable de mise au point sans parler des lourds efforts individuels pour la maitrise de la langue.
Le spectacle, dont c’était hier la première, remporte un vif succès auprès du public pourtant très traditionnel du Festival. Ne voit-il pas à quel point c’est son propre monde qui est ici caricaturé ?