À l’occasion des célébrations autour du centenaire de la mort de Puccini, le Licéo propose un somptueux concert réunissant Sondra Radvanovsky et Piotr Beczala sous la baguette vigoureuse de Keri-Lynn Wilson. Que dire d’un tel concert, qui réunit deux des plus grandes voix actuelles, sur lesquelles les ans ne semblent avoir aucune prise ? Sinon que l’on est subjugué tant par la perfection technique et musicale des interprètes que par leur engagement total dans ce type d’exercice à la fois artificiel et risqué. Donner le meilleur de soi, ce n’est pas ce soir un vain mot, et en cette période post-olympique, ce serait sans hésiter l’attribution de deux médailles d’or !
Bien sûr, ces deux artistes habitués de la scène n’ont aucun mal à choisir les airs qui leur conviennent le mieux. Mais pas que… On peut bien sûr être un peu surpris de l’ordre de certaines interventions, qui bouleversent parfois celui de la continuité des œuvres. Ainsi, les airs extraits de Tosca sont suivis du duo d’entrée de l’héroïne, et « Un bel di » de Butterfly précède le duo final de l’acte I. Dans tout ce programme Puccini, rien d’original, mais peut-être est-ce l’obligation pour que le public suive… Pas de surprise donc avec Manon Lescaut, l’air « Donna non vidi mai » donne à Piotr Beczala l’opportunité de briller dès les premières mesures et de « lancer » le concert à un haut niveau qu’il ne quittera plus. Aussitôt après, Sondra Radvanovsky, la chevelure libre, entre en scène dans une ample robe couleur corail improbable pour Manon. Et pourtant, aussitôt, le personnage est là, dans les vastes étendues désertes américaines, avec un « Sola, perduta, abbandonata » où l’intériorité du personnage se mêle à une impressionnante puissance vocale. Sans transition, Piotr Beczala enchaîne sur « Recondita Armonia » de Tosca, tout en nuances subtiles. Le « Vissi d’arte, vissi d’amore » de Sondra Radvanovsky est également un modèle de nuances, alternant les fameuses notes enflées, les diminuendos et les notes à pleine voix dont elle a le secret. « E lucevan le stelle » est dans la grande tradition, tandis que le duo d’entrée de Tosca réunit enfin les deux artistes. Ceux-ci ont l’habitude de chanter ensemble, que ce soit sur scène ou en concert, et se retrouvent visiblement avec gourmandise. C’est alors autant le domaine du jeu scénique, que celui du chant : Floria charme, persifle, menace, tout le personnage est là, devant un Mario plus moqueur que gêné, du grand théâtre. Les acclamations à chaque apparition et fin de prestation des protagonistes ne s’éteignent, presqu’à regret, qu’avec l’entracte.
À la reprise, Sondra Radvanovsky arbore une ample robe à bustier à dominante dorée. Les cheveux noués en chignon, elle entre en scène avec un air primesautier et, surprise, avec une partition qu’elle dépose sur le pupitre préparé à cet effet, prenant soin d’expliquer avec humour qu’elle n’avait quasiment jamais chanté le rôle de Mimi depuis ses études, et qu’elle avait donc un trac épouvantable ! Et pourtant Mimi est bien là, avec ses vingt ans, ses velléités et ses hésitations, répondant à l’auto-présentation comme il se doit un rien matamore de Rodolphe par un délicieux « Si, mi chiamano Mimi ». La voix est étonnement allégée et jeune, Mirella Freni n’est pas loin, et d’autres fantômes du passé sont ravivés par le duo « O soave fanciulla ».
Changement total de registre, après « La Tregenda » de Le Villi, Sondra Radvanovsky entre en scène et attaque « In questa reggia » de Turandot. On sait que la cantatrice chante beaucoup le rôle à travers le monde, et est considérée comme l’une de ses meilleures titulaires. Il faut dire que c’est comme un choc, on reçoit la violence de ce personnage dont Birgit Nilsson avait en son temps imposé de nouveaux codes, mais si la puissance vocale de la cantatrice n’est pas loin de rejoindre celle de son illustre devancière, elle ajoute au personnage d’infinies nuances et variations de couleurs qui expriment à merveille la complexité du rôle. Le « Nessun dorma » qui suit n’est pas moins sophistiqué, peut-être même un peu trop car le ténor n’épargne rien pour y mettre tout ce que le public attend. Enfin, Madama Butterfly qui, comme La Bohème, n’est pas au répertoire courant des deux chanteurs, leur donne l’occasion de montrer à nouveau l’immense variété de leurs possibilités vocales, avec une interprétation mêlant les moments allégés et en toute puissance. Mais ce qui ne laisse de surprendre, c’est leur facilité de passer d’un registre à l’autre, d’un rôle à l’autre et les rendant parfaitement plausibles, tout en respectant le style du compositeur. Donc au total le plus bel hommage qui soit lui est ici rendu à l’occasion du centenaire de sa mort.
Peut-être pensez-vous qu’après un tel exercice nos chanteurs seraient en droit de prendre un repos bien mérité, eh bien vous vous trompez, car devant le triomphe de la salle trépignant debout, ils vont encore enchaîner trois bis, un peu incongrus dans leur choix par rapport au programme, mais que visiblement ils ont plaisir à offrir au public. Une sorte de best-of de leurs plus grands succès, l’air du prince Sou-Chong du Pays du sourire pour Piotr Beczala, et le « Pace, pace, mio Dio! » de La Forza del Destino pour Sondra Radvanovsky. On sait que celle-ci a souvent bissé l’air en représentation, sous la pression du public, et il faut dire que sa démonstration de ce soir soulève une fois encore l’admiration. Le « Brindisi » de La Traviata n’ajoute trop rien à ce programme déjà d’une rare richesse, où les notions de partage et de plaisir de chanter pour combler le public sont élevés au plus haut niveau.
Le même concert sera donné une seconde fois le dimanche 27 octobre 2024.