Un scénario de film de série B, remake d’un mixage de Carmen, Faust et Tannhäuser, voire Parsifal, assaisonné à la mode romantico-gothique, avec la participation ponctuelle du Moine de Lewis… Comment, pour son premier véritable opéra (après Le Villi, en un acte) Puccini avait-il pu se fourvoyer avec un livret dont l’invraisemblance n’a rien à envier aux plus fous, où les personnages sont dessinés sans réelle épaisseur psychologique qui pourrait les rendre crédibles ? Mal-aimé de son compositeur, qui le répudia (même si certaines pages lui demeurèrent chères) mais aussi des salles d’opéra (c’est le plus rare des ouvrages de Puccini), Edgar a mauvaise réputation (1). Mais il est vrai qu’il nous est parvenu sous une forme maintes fois remaniée (2), réduite, qui en avait altéré le déroulement comme les caractères. Fort de la reconstruction de la version originale en quatre actes, fondée sur la partition autographe retrouvée en 2007, Nice, lui rend sa chance, avec le concours de la talentueuse Nicola Raab, dont les mises en scènes ne laissent jamais indifférent. L’entreprise est audacieuse et mérite d’être saluée.
Deux figures féminines attachantes et que tout oppose se disputent Edgar, également torturé entre sa soif de jouissance et ses aspirations morales. Il protège sa maîtresse, Tigrana, l’étrangère, contre la vindicte des paysans et incendie sa propre maison avant de la suivre. Las de cet amour charnel, il décide de la quitter et s’enrôle pour la guerre, après avoir blessé le frère de Fidelia, la bien nommée. Réconcilié avec ce dernier, lui-même soldat, il est donné pour mort, et chacun de déplorer son sacrifice patriotique. Sauf que c’est lui, travesti en moine imprécateur et dénonciateur de ses propres errements, qui prêche lors de ses funérailles. Fidelia défend vainement sa mémoire, car Tigrana soudoyée par le moine, accuse Edgar de trahison. La foule haineuse veut jeter son cadavre aux corbeaux, mais l’absence de corps dans le linceul, conduit Edgar à se dévoiler. Fidelia se jettera dans ses bras. Tigrana, qui ne se résout pas à perdre celui qu’elle continue d’aimer à sa manière, poignarde mortellement sa rivale. Horreur.
Plutôt que de risquer de tomber dans une lecture grand-guignolesque, l’action a été transposée au début du siècle dernier, « plus proche de nos modes de pensée », nous dit le programme de salle. Pourquoi pas, d’autant que la datation avancée par le librettiste et reprise par Puccini était pour le moins aventureuse (1302 !). On doute cependant de l’intérêt à traiter en drame bourgeois une tragédie échevelée dont les outrances renvoient au fantastique. Au contraire, la grisaille générale affadit le propos, participant à son invraisemblance. Les costumes, bien dessinés, évidemment datés, ne contribuent pas davantage à nous plonger dans cette histoire singulière. S’ils sont beaux, les moines-pleurants portant la dépouille d’Edgar détonnent, restés au XIVe siècle. Ne surprennent pas moins les soldats – civils en noir que seuls les fusils permettent de caractériser – et les enfants très contemporains, certains avec des maillots de foot. Cet hyper romantisme tardif, ses outrances héritées de Byron via Musset, la grandiloquence de certains passages du livret ne se satisfont pas d’une réalisation scénique sans relief, tiède, statique et grise, banalisée. La violence – les affrontements, le combat, le meurtre de Fidelia paraissent convenus. Où sont la furore, la terrore, l’orrore, la maledizione ? La composante sociale et religieuse, essentielle, ne méritait-elle pas d’être valorisée ? Alors que les didascalies de la partition brossent des tableaux renouvelés qui doivent séduire l’œil, le décor unique des quatre actes, intemporel, abstrait, froid, relève de l’ascèse : un mur nu, oblique, en fond de scène, percé d’un passage rectangulaire, un arbre côté jardin, une très longue table qui autorisera les agapes comme le duel, quelques bancs et chaises, un lustre, c’est tout. Des lumières et de rares projections (les flammes de l’incendie provoqué par Edgar, un rideau de scène…) tentent de renouveler le cadre en fonction des situations. Mais cela demeure très sage. Les contrastes accusés qu’appelle le livret paraissent atténués, dilués dans le flux lyrique. Le côté fantastique est laissé en jachère. Plombé par une mise en scène indigente et une direction d’acteur que l’on cherche, l’ouvrage n’aurait-il pas été mieux servi par une simple version de concert ? Heureusement, l’extraordinaire puissance expressive de la partition justifiait à elle seule la résurrection de cette première version. L’inexorable progression du premier acte, le service funèbre, les airs et ensembles des deux derniers actes, les pages symphoniques sont sans faiblesse, malgré leur enchaînement et la longueur de certains passages qui posent problème.
Omniprésent, même s’il ne se hisse que rarement au statut d’acteur, le choeur (« turba idiota ! » chantera Edgar), fort de ses cinquante voix, sous toutes ses déclinaisons – villageois, fidèles, soldats, moines – et dans tous les costumes, est remarquable. Puissant, bien préparé, son seul défaut réside dans son statisme récurrent et dans l’uniformité de ses tenues, élégantes, mais qui ne servent pas l’esprit de l’opéra. Le Requiem (à six voix) du troisième acte, suffisait à appeler la recréation de l’ouvrage. L’intervention du chœur d’enfants, préfiguration de La Bohême, est bienvenue, et servie efficacement.
Aucune faiblesse n’affecte la distribution. Les cinq solistes sont tous familiers du répertoire italien, de Puccini tout particulièrement. Stefano La Colla investit son personnage, Edgar, avec conviction. Un authentique ténor puccinien, dont le style, le phrasé sont remarquables. Mais, quelles que soient ses qualités vocales et dramatiques, le livret et sa traduction scénique peinent à le rendre crédible. Nous retiendrons son O soave vision et son introduction, qui ouvrent le deuxième acte. Fidelia, bien qu’apparentée à Micaëla, n’est pas pour autant cette villageoise candide, dont la naïveté, la fraîcheur nous touchent. Sans doute seul personnage dont le cheminement et l’évolution paraissent crédibles, Ekaterina Bakanova lui donne vie, silhouette frêle, qui dément admirablement par son chant et son jeu sa fragilité supposée. La voix est ample, égale, charnue, longue avec des piani superbes, conduite avec une profonde intelligence du personnage. L’émotion est bien là dans son Addio mio dolce amor ! Les deux derniers actes, avec ses airs, duos et ensembles lui permettent de s’imposer ce soir comme la personnalité et l’interprète la plus attachante. Les mille facettes de l’extraordinaire personnalité de Tigrana, la rebelle, étrange et étrangère, femme fatale, sensuelle, énigmatique, maudite, vénéneuse amante, possessive, méritaient un traitement dramatique d’une autre nature. Ce soir, c’est le chant de Valentina Boi qui traduit cette complexité qui va au-delà d’une simple addition de Carmen et Kundry. Sa chanson provocatrice du I, son duo avec Edgar qui s’est lassé de ses charmes, son irruption finale sont des moments forts. La soprano (3) trouve les accents passionnés, l’ardeur, la conviction attendues, la voix est solide, saine, au timbre chaleureux, avec de réelles qualités de phrasé. Dramatiquement, Frank est une sorte de Valentin sans grande consistance. Le baryton Dalibor Jenis fait de son mieux. L’amoureux déçu de Tigrana, le frère de Fidelia, a la voix ferme, assurée et n’appelle que des éloges. Le père, Gualtiero, est confié à Giovanni Furlanetto. Il défend avec honnêteté cette pâle déclinaison puccinienne des archétypes verdiens. La sûreté des moyens, la technique confirmée sont au rendez-vous.
Encore que la continuité wagnérienne du discours musical s’y prête mal, nombre de pages, tant vocales qu’instrumentales, sont admirables et chargées d’émotion. Après les avatars d’une partition étonnante, un compositeur oserait-il ajouter une version nouvelle, réduisant l’ouvrage tout en en lui conférant davantage de cohérence et de vérité psychologique ? Les talents d’orchestrateur que l’on reconnaîtra à Puccini pour ses ouvrages ultérieurs sont déjà affirmés ici. L’écriture est dense, raffinée, avec un sens narratif constant. L’orchestration est un régal : s’il n’a pas encore la concision qui va nourrir l’efficacité de la vie dramatique de ses œuvres ultérieures, le traitement de l’orchestre a atteint sa pleine maturité, et l’on identifie tout au long de l’ouvrage les procédés, les tournures qu’il reprendra ici et là. L’attention aux voix, aux équilibres, confirme les qualités lyriques de Giuliano Carella, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Nice en grande formation. Les pages orchestrales, les préludes des actes, les introductions de certains airs sont conduits avec maestria. L’élan, la fougue, la vigueur, mais aussi la poésie, la tendresse trouvent ici des musiciens inspirés. La souplesse du discours, sa versatilité, ses accents et contrastes nous réjouissent, servis avec force et style. Quitte à nous répéter, si telle ou telle scène nous captive ou nous émeut, c’est essentiellement à la musique et à ses interprètes qu’on l’aura dû.
La tiédeur du public traduit bien sa surprise, voire ses attentes déçues.
(1) A la demande bienveillante de Ricordi, son éditeur, qui avait bien pris conscience des longueurs de l’ouvrage. Le retour à la première version ne peut que corroborer sa perception : quelles que soient les qualités du génial mélodiste et orchestrateur, il n’avait pas encore pris la mesure de l’importance dramatique de la concision, qu’il trouvera bientôt. Ainsi le magnifique duo marquant la réconciliation entre Edgar et Fidelia, d’une écriture admirable, s’étire-t-il longuement.. (2) A propos des protagonistes, Marcel Marnat interrogeait : « Vénus de music-hall contre Tannhäuser de sous-préfecture, Kundry au rabais contre Parsifal ruiné par la débauche ? Pas si sûr. » Bien que ne connaissant pas de façon détaillée la version initiale, il avait bien l’intuition que Puccini, même en début de carrière, ne pouvait s’égarer ainsi, après y avoir consacré quatre ans de travail. (3) Les révisions ont confié ensuite le rôle à une mezzo, la seule héroïne puccinienne de cette tessiture.