Donnée dans le cadre du festival commémorant le centenaire de la mort de Puccini, à l’occasion duquel des versions de concert de Tosca et de La Rondine sont également présentées, cette Bohème est l’occasion pour l’Opéra de Monte-Carlo d’inviter à nouveau Anna Netrebko pour trois représentations exceptionnelles. La soprano, qui revient régulièrement au personnage de Mimì – la dernière fois il y a deux ans au Staatsoper de Vienne -, s’oriente comme on le sait désormais vers des rôles beaucoup plus lourds : Turandot, Abigaille et bientôt Ariadne. En prévision d’un tel événement, les représentations ont été déplacées au Grimaldi Forum, à la jauge trois fois plus importante que celle de l’Opéra Garnier (de Monte-Carlo !).
Côté mise en scène, c’est la proposition de Jean-Louis Grinda, créée en 2019 à l’Opéra Royal de Muscat et déjà présentée à Monaco en 2020, qui est reprise ce soir. Grinda offre une vision réaliste de l’œuvre, s’écartant des stéréotypes romantiques comme de toute relecture fantaisiste. Les protagonistes acceptent leur misère avec un certain détachement, tandis que Mimì, loin de la figure fragile et timide à laquelle on l’associe généralement, prend elle-même l’initiative avec Rodolfo. Cette approche est servie par une scénographie lisible et efficace. Les scènes de foule jouent la carte de la couleur locale et sont particulièrement réussies, mais certains moments plus intimistes manquent de finesse, à l’instar du dernier tableau où les protagonistes sont enfermés dans des attitudes quelque peu figées. Par ailleurs, le court métrage diffusé durant le changement de décor précédant le dernier acte, bien réalisé et accompagné au piano par des motifs de l’œuvre, donne néanmoins une impression de rupture un peu incongrue.
Les décors de Rudy Sabounghi évoquent là encore, avec un réalisme parfois proche du cliché, le Paris de l’époque. Le troisième acte est très réussi visuellement, grâce à la projection sur un voile transparent de la neige qui tombe en ce froid matin d’hiver. Les costumes de David Belugou illustrent quant à eux la réalité sociale des personnages, notamment à travers les vêtements sombres et usés des bohèmes. Musetta, avec ses robes colorées et élégantes, apporte une note de contraste visuel.
Dans le rôle de Mimi, Anna Netrebko impressionne en première partie de représentation par une voix somptueusement projetée, homogène sur toute la tessiture, et d’une précision admirable jusque dans les moindres détails. La soprano enchante en particulier dans le très attendu « Mi chiamano Mimì », alternant avec un art consommé des moments de plénitude sonore et des pianissimi délicatement maîtrisés. Hélas, le troisième tableau la révèle quelque peu essoufflée et en retrait, impression que confirme un dernier tableau en demi-teinte. En cherchant sans doute à alléger sa voix pour évoquer la fragilité de Mimì mourante, Anna Netrebko perd en justesse. Le registre médian devient alors moins audible, comme un instrument peinant à porter pleinement les intentions de son interprète.
Yusif Eyvazov entame la représentation en fanfare, avec un volume sonore impressionnant et des aigus lancés comme des flèches. Le ténor parvient par ailleurs à nuancer davantage son chant par rapport à ses performances passées, et son « Che gelida manina » reçoit, à juste titre, de chaleureux applaudissements. Cependant, cette interprétation fondée sur une projection appuyée manque de douceur et peine à émouvoir pleinement.
Après avoir incarné plusieurs fois Mimì, Nino Machaidze revient ce soir au rôle de Musetta, qu’elle avait déjà interprété en 2012 au Festival de Salzbourg au côté de la Mimì d’Anna Netrebko. Sa voix, aujourd’hui plus corsée, est parfois marquée par un vibrato qui altère légèrement la ligne vocale. Pourtant, sa présence scénique et son engagement émotionnel demeurent intacts, et Machaidze émeut profondément dans le dernier tableau. En Marcello, Florian Sempey signe une remarquable prise de rôle, déployant une voix ample qui emplit aisément l’immense salle du Grimaldi Forum. Le baryton français se montre d’un naturel scénique certain, et d’une santé vocale impressionnante. Les seconds rôles sont excellemment interprétés, à commencer par le Schaunard de Biagio Pizzuti et le Colline de Giorgi Manoshvili.
La direction musicale de Marco Armiliato se distingue par une précision acérée et une grande attention portée aux chanteurs. On peut toutefois lui reprocher un léger manque d’abandon, une pointe de folie, qui auraient pu, notamment dans le dernier tableau, insuffler un petit supplément d’âme. L’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, le Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo et le Chœur d’enfants de l’Académie de musique Rainier III, tous irréprochables, viennent rehausser le niveau d’une représentation parfois fulgurante, mais également, par moments, quelque peu en-deçà de l’attente qu’elle avait suscitée.