La Bohême, c’est une société, un temps, une atmosphère autant qu’un drame sentimental. Quelles que soient les productions, elle attirera les foules sans discontinuer, et c’est bien le cas ce soir où le Corum a été pris d’assaut par une foule impatiente (1). Entre l’évocation du Paris de Louis-Philippe, et de Mürger (Turin, 2023), de l’Occupation (Glyndebourne, 2022), de 1968 (Baden-Baden, 2018), du Voyage dans la lune, de Claus Guth (Paris Bastille, 2018), pourquoi pas le milieu des années trente ? La réalisation d’Orpha Phelan et de son équipe, donnée à Dublin en novembre 2023, avait suivi un enregistrement (DVD, Naxos, dans une démarche différente). La mise en scène de ce soir est renouvelée par rapport à cette première approche. Le déplacement de l’intrigue un siècle après Louis-Philippe n’ajoute ni ne retranche rien. Certes, il autorise Musetta à emprunter à Mistinguett (ou Marlène Dietrich), et quelques références (2), mais accuse aussi certains anachronismes (ainsi, les tenues des musiciens du défilé, datées de l’Empire) malgré le souci du détail (les jouets proposés par Parpignol).
Si le cadre scénique de Dublin se prêtait idéalement à cette production, il n’en va pas exactement de même de celui du Corum, particulièrement large : un resserrement semblait s’imposer pour les scènes intimes (la mansarde du I et du III). A l’inverse, le café Momus et la vie du Boulevard acquièrent ici une dimension spectaculaire, qui en fait une réussite rare, d’autant que son animation, le jeu de chacun sont un bonheur. Le décor, astucieusement articulé, use, entre autres, de la rotation d’un long élément côté jardin, qui donne de la profondeur au II. L’apparition du cabaret et la barrière d’Enfer au III sont bienvenus, mais le vaste espace où le brasero réchauffe les douaniers paraît difficile à animer. Les éclairages sont pertinents, expressifs, aux couleurs vives, et les tenues soignées, variées à souhait. Cependant, on attendait des costumes élimés, des fripes pour notre quatuor d’artistes dans le besoin. Las, certains sont tirés à quatre épingles, d’une élégance raffinée, qui s’accorde mal à leur condition.
Malgré ces réserves, somme toute secondaires, on est empoigné par cette lecture. D’abord par un orchestre flamboyant, en grande formation, conduit avec maestria par Roderick Cox, qui prendra officiellement les rênes de la formation en septembre. Les pages purement orchestrales sont admirables. Ce dernier sert la partition avec un engagement constant : sans jamais tomber dans un sentimentalisme de mauvais goût, la richesse de l’orchestration, les subtils dosages, l’équilibre constant entre la scène et la fosse nous ravissent. La dynamique, la souplesse comme la clarté sont évidents. Chantant lui-même tous les rôles, son attention de tous les instants aux chanteurs en fait un chef de théâtre prometteur. Le tissu instrumental soyeux, chatoyant, souple et raffiné (3) est à porter tout autant au crédit de l’Orchestre national Montpellier Occitanie.
La distribution, fondée pour l’essentiel sur des chanteurs familiers de leur emploi, est exempte de routine. L’engagement vocal et scénique de chacun est manifeste même si on perçoit un certain trouble lié à l’espace dans les scènes de proximité. Adriana Ferfecka nous vaut une Mimi plus que crédible, remarquable. Encore peu connue en France, elle conduit une brillante carrière internationale et sa performance atteste toutes ses qualités. Une présence physique et vocale : Réservée, puis déchirée et poignante, son humanité est attachante, servie par une voix sûre, ample et chaleureuse. L’élégance du phrasé est manifeste dès son « Mi chiamano Mimi ». Le « Donde lieta » résigné, est chargé d’une émotion juste, vraie.
© Marc Ginot
Le couple central irradie de jeunesse. Rodolfo, ici Long Long, est ardent, sobre et juste. La voix est solide, aux aigus épanouis, et sa tendresse nous émeut au même point que celle de Mimi. Leur duo « O soave fanciulla » respire le bonheur partagé, l’amour. Si Musetta a la voix un peu dure au début, Julia Muzychenko trouvera la souplesse et le mordant au fil des scènes. Sa valse, où elle s’efforce de capter l’attention de Marcello (« Quando me’n vo’ soletta per la via »), est délicieuse. Mikołaj Trąbka endosse les habits du peintre, Marcello, pour la première fois, semble-t-il. Baryton généreux, de caractère, son beau duo, nostalgique, empreint de tendresse avec Rodolfo (au dernier acte) est une réussite. Schaunard, le musicien, est confié à Dominic Sedgwick, brillant baryton. Dongho Kim est Colline, basse chaleureuse, sonore et inspirée, pour notre philosophe, jamais emphatique. Son air du IV « Vecchia zimara » a l’émotion attendue. L’épisode bouffon et les chorégraphies du sympathique quatuor de bohêmes, équilibré, complice et animé, sont un moment de réjouissance, dont la réalisation, la verve et la direction d‘acteur sont exemplaires, avant que le drame se dénoue. Auparavant, pour couronner le troisième acte, le quatuor des deux couples nous a valu un « Addio dolce…» poétique, frais comme désabusé (Musetta et Marcello). Yannis François nous laisse quelque peu sur notre faim. La voix, familière du répertoire baroque, manque ce soir d’ampleur, particulièrement pour Alcindoro, dont le jeu est terne. Les rôles secondaires (Parpignol, Hyoungsub Kim; le sergent, Jean-Philippe Elleouët; le douanier, Laurent Sérou) sont honorablement défendus.
Les chœurs, à commencer par les enfants d’Opéra Junior, préparés par Noëlle Thibon, se montrent remarquables de présence scénique et vocale. Le second acte leur doit beaucoup dans son animation, aussi débridée et joyeuse que musicalement exigeante et aboutie. Un grand bravo à eux et à Noëlle Gény.
A mi-chemin entre la production traditionnelle ou routinière et le show, servant humblement le livret, mais avec une ambition artistique patente, voici un grand spectacle populaire. Pour les familiers de l’ouvrage, peut-être une impression de déjà vu, puisque respectueux de l’esprit et de la lettre. Servie par des voix remarquables et des interprètes engagés, cette réalisation apporte un souffle de renouveau, notamment en direction du plus large public. On n’est pas là pour s’apitoyer, ou pour cultiver la nostalgie d’une vie de Bohême cuisinée à toutes les sauces, mais pour vibrer à une histoire d’amour, tragiquement banale. Et le contrat est rempli.
(1) La production, qui affiche complet pour toutes les représentations, a fait l’objet d’une captation vidéo en vue de sa retransmission (le 2 juin, place Royale à Montpellier). La présence discrète de micros-oreillettes pour chacun des chanteurs visait à assurer la qualité de la restitution, et non l’amplification dont ils n’avaient nullement besoin. (2) même si les références sont très postérieures, les ballons rouges que distribue Parpignol, clin d’œil bienvenu au court métrage d’Albert Lamorisse (1956), comme à la petite fille au ballon, de Bansky, autorisent de beaux tableaux. (3) A signaler que le placement en salle (l’auteur se trouvait à l’avant-scène) modifie singulièrement la perception.