« La Jeunesse n’a qu’un temps » : c’est par ce chapitre qu’Henry Murger termine ses Scènes de la vie de bohème. Or ce soir, c’est bien de jeunesse qu’il s’agit, dans tous les sens du terme. J’ai eu l’occasion de dire dans ces mêmes colonnes, à l’occasion des représentations d’Orphée aux enfers, l’excellence du travail de l’atelier lyrique du conservatoire du XIIe arrondissement de Paris. Comme à son habitude depuis 32 ans, il propose cette année un nouveau spectacle. Le choix de La Bohème – un des opéras les plus souvent représentés dans le monde – peut sembler à la fois ambitieux et risqué, et pouvait tout laisser craindre, tant l’ombre d’interprètes prestigieux plane sur nos mémoires. On se doit bien sûr d’en faire abstraction, et de fait, entre l’exercice d’élève et la production assurée par des super vedettes, il y a toute une gamme de niveaux. Une fois ces présupposés admis, on passe une excellente soirée. La salle comble accueille autant de jeunes (même au-dessous de 6 ans, eux aussi très attentifs !) que d’adultes et de personnes plus âgées. L’attention est soutenue, pas un bruit, pas une toux, tout le monde est tendu vers la scène.
Je pourrais paraphraser le texte d’intention de la metteuse en scène Catherine Dune, mais il est si bien fait, il répond si parfaitement aux interrogations que l’on se pose avant ce spectacle, que je ne résiste pas au plaisir de le citer in extenso : « Le choix d’une œuvre “d’Atelier” est chaque année plus cornélien face à tant de critères à réunir : une œuvre sans rôle surdimensionné, qui donne à apprendre à tous, qui soutient chacun dans une dimension collective, qui comporte assez de rôles féminins, et dont personnages et vocalités correspondent à la jeunesse des interprètes. Une œuvre dont la durée ne devient pas un fardeau, et nous laisse du temps pour travailler. Pour ne pas monter un ouvrage à tout prix, mais prendre le temps de grandir avec. Pour notre 32e édition, l’année Puccini nous a fait céder à la tentation très forte de cette Bohème de nombreuses fois rêvée… Car, au fond, qu’est-ce qu’on trouve dans La Bohème ? Quelques « grands » airs, oui ; des larmes… Mais surtout une bande d’amis, de la joie, des ensembles, la folie de la jeunesse. Un « stage commando » de conversation en musique et une relation fusionnelle orchestre-plateau ! Un terrain de jeu incroyable pour une troupe de jeunes interprètes. Pour travailler sincérité et précision, souplesse et lâcher prise, écoute et réactivité, ou juste prendre un plaisir fou à explorer cet ouvrage incroyable… »
Nous sommes vers 1900, les costumes sont simples mais soignés, le décor astucieux qui permet de se transporter sans perte de temps de la mansarde au café Momus, puis à la barrière d’Enfer et retour dans la mansarde. Première constatation, tous les interprètes ont l’âge de leur rôle, et cela bien sûr est un problème en soi : ce que l’on gagne en crédibilité scénique, on peut le perdre en crédibilité vocale, car on n’a pas en général à 25 ans les moyens que demande Puccini, qui est à cet égard très exigeant. Mais n’oublions pas que si l’on est dans un cadre d’études lyriques, avec des chanteurs en devenir, ceux-ci ont déjà un bonne maîtrise du chant et de la scène, et qu’ils sont encadrés par de solides professionnels. Globalement, la distribution de ce soir (l’une de deux en alternance) est solide et bien équilibrée, et les voix sont parfaitement celles des rôles. Tous défendent de tout leur cœur le théâtre lyrique, on voit qu’ils y croient, et c’est bien sympathique. Pas de faute de goût ni de fausses notes dans cette mise en scène hyper classique, mais qui fonctionne à merveille.
Les deux couples sont bien différenciés, d’une côté Mimi-Rodolphe, le coup de foudre et la descente aux enfers de la maladie et de la violence ; de l’autre, Musette-Marcello, les amants terribles qui se perdent sans cesse pour mieux se retrouver. Anna Mercado (élève de Florence Guignolet au conservatoire du XIIe) a la voix du rôle, et est une Mimi tout à fait convaincante. Elle a la puissance et le phrasé juste, son air d’entrée « Mi chiamano Mimi » est bien en place, et ses interventions, jusqu’à la dernière, participent d’une juste construction d’un personnage touchant, si bien que l’on pleure vraiment comme il se doit à sa mort (encore que la part de Puccini y soit fondamentale…). Peut-être lui manque-t-il encore de trouver l’abandon vocal, le laisser chanter, mais c’est déjà là une très belle prise de rôle. Son Rodolphe, Sylvain Sapé (élève de Yann Toussaint au conservatoire du XXe) a un rôle plus lourd et difficile du point de vue vocal, dans la mesure où sa voix est un peu à découvert et ainsi mise en danger. Surtout, il lui restera encore du travail pour discipliner un souffle un peu court, et pour apprivoiser le phrasé et surtout le legato. Mais son personnage est sympathique, et tout à fait crédible, en particulier dans les passages ne nécessitant pas des efforts vocaux.
Les difficultés ne sont pas les même pour Musette. Roksana Hryhorian (élève de Catherine Dune au conservatoire du XVIIIe) en a l’abattage et la puissance vocale pour se faire entendre même dans l’acte de Momus. Son jeu scénique comme aguicheuse, mais aussi comme il se doit en tant que « bonne copine » au dernier acte, en font un personnage chaleureux et bien campé. Enfin, Nicolas Hézelot (élève de Valérie Guillorit au conservatoire Royal Flamand de Bruxelles), est un Marcello bien chantant, à la présence scénique efficace. Mais comme Rodolphe et les deux autres copains qui gravitent autour des couples, il a encore quelques difficultés avec le parlando et le parlar cantando pucciniens, qui sont l’essentiel de leur emploi et constituent évidemment ce qu’il y a de plus difficile pour de jeunes chanteurs. Nos quatre compères s’en sortent très bien, mais auront encore du travail pour faire paraître naturelle leur camaraderie un peu loufoque, qu’ils jouent parfaitement, mais sans arriver encore à en gommer le côté artificiellement théâtral (comme au théâtre parlé, je renvoie aux Réflexions du comédien de Louis Jouvet).
Plus que de simples comparses, le Schaunard virevoltant de Maxime Martelot (élève de Caroline Fèvre au Pôle Sup’93), fort bien chanté, assure avec un maquillage un peu trop appuyé le côté le plus fantasque du quatuor, tandis que le Colline de Nicolas Hocquemiller (élève de Gisèle Fixe au conservatoire du VIIe) se taille une bonne part de succès avec son émouvant adieu à sa redingote « Vecchia zimarra », qu’il chante d’une voix profonde et bien timbrée. Le reste des participants est tout aussi talentueux, qui créent des silhouettes bien campées, y compris les chœurs d’adultes et d’enfants. Le grand orchestre d’élèves est également étonnant d’assurance, d’aisance et de qualité sonore, sous la baguette précise et nuancée de Philippe Barbey-Lallia. Même les surtitrages en français sont parfaits. Bref, un spectacle professionnel d’excellent niveau plus qu’un exercice d’élèves, où des personnalités solides aux bonnes qualités vocales ont l’occasion de s’essayer avec bonheur aux exigences multiples de l’art lyrique.