Le Théâtre des Champs-Élysées tourne la page de sa saison scénique avec La Bohème de Puccini, une œuvre emblématique de l’Opéra. Ne dit-on pas qu’elle forme avec Aida et Carmen l’ABC du genre ? De là à transposer l’action dans un théâtre sur la scène duquel Mimi, au dernier acte, meurt vêtue d’une robe écarlate telle une diva, il n’y a qu’un pas synecdochique que le metteur en scène Eric Ruf justifie à sa façon. Engagé pour peindre le rideau d’un théâtre, Marcello invite ses amis à le rejoindre en douce sur son lieu de travail. Mimi est la couturière d’un atelier voisin pour laquelle les quatre bohèmes organisent la visite des décors entreposés dans la coulisse. D’expérience, on se plaît à penser qu’une intention supérieure se cache derrière ce simple pitch. Mimi chantant au dernier acte « Si rinasce. Ancor sento la vita qui…» debout tournée vers le public n’incarnerait-elle pas l’opéra aujourd’hui en danger ? L’image allégorique d’un art dont elle représenterait l’héroïne archétypale ? Telle est la condition nécessaire à l’intérêt d’une approche qui semblerait sinon anecdotique. Le respect du livret dans ses grandes lignes en est la première qualité, même si le geste dans le détail s’écarte parfois de la lettre. A vrai dire, le spectacle n’atteint sa cible qu’après l’entracte, lorsqu’affranchi de l’idée de départ, le théâtre reprend ses droits et que se relâche la pression inhérente à un soir de première.
La Bohème © Vincent Pontet
De sèche, voire bruyante dans le vaste ensemble du 2e acte, la direction de Lorenzo Passerini trouve alors son sens à travers l’analyse du détail et l’exaltation de la modernité de l’écriture, sans cependant négliger les larges bouffées de lyrisme nécessaires à l’expression des sentiments.
D’abord en retrait, y compris dans un « Che gelida Manina » timide, Pene Pati peut darder les rayons d’une voix solaire et donner sa juste mesure émotionnelle à un rôle qu’il aborde pour la première fois. Son ténor, pauvre en harmonique dans les premiers tableaux, se libère pour atteindre sa pleine puissance et tracer d’un seul trait son sillon d’or. Comment garder l’œil sec lorsque face à lui, Selene Zanetti prend le parti d’une Mimi belcantiste, soucieuse de dynamique et de nuances plus que de volume – subtilité qui n’est pas synonyme de modestie car le chant sait aussi se déployer, opulent, généreux, à chaque afflux d’émotions.
Au-delà des deux protagonistes, La Bohème demeure un opéra d’équipe. Cette production a aussi pour atout la jeunesse et l’équilibre de sa distribution. Outre une complicité évidente, s’impose l’accord des personnalités et profils vocaux. Le Marcello d’Alexandre Duhamel, extraverti, chaleureux, parfois bourru et pourtant sensible, touché – touchant – au cœur dans le duo du 4e acte, trouve en Amina Edris, une Musetta de caractère, loin des rossignols parfois distribués dans le rôle, soprano fruité à l’aigu imparable, séduisante en diable dont la coquetterie n’empêche pas la tendresse. Guilhem Worms sait préserver la docte jeunesse de Colline en évitant que sa « vecchia zimmara » ne prenne le pli d’un manteau royal malvenu dans une mansarde. Francesco Salvadori parvient à tirer Schaunard, le musicien de la bande, du purgatoire auquel l’a condamné Puccini.
Tous reçoivent au tomber de rideau un accueil triomphal suivi de plusieurs rappels, preuve de l’efficacité musicale et théâtrale d’un ouvrage qui justifie une fois de plus sa place dans le tiercé de tête du répertoire.