« Rebattre les cartes », tel est l’intitulé du festival de l’Opéra de Lyon cette année : pour changer de La Bohème, de Tosca, Madama Butterfly ou de Turandot, le choix de La Fanciulla del West, moins connu en France que chez nos voisins, germanophones par exemple, bouscule l’idée que le public se fait généralement de Puccini. Une femme forte, émancipée, tenant taverne et tripot, qui veille sur une communauté de mineurs, tient tête au shérif véreux et tombe amoureuse d’un bandit de grand chemin qu’elle sauve in fine de la pendaison, voilà qui était nouveau en 1910, lorsque l’opéra fut créé à New York – tout aussi nouveau que le lieto fine d’une œuvre montrant comment une femme seule « sauve », de diverses manières, une multitude d’hommes. Nouvelle aussi la présence dramatique des ensembles choraux, nouveau le souffle d’une musique qui emporte tout sur son passage, confiant à l’orchestre les mélodies que le compositeur n’a pas réservées au chant, contrairement à l’usage qu’il avait lui-même suivi jusque là. C’est pourtant la première fois, en ce mois de mars 2024, que l’œuvre est donnée à Lyon.
Dépaysement garanti : sous la direction brillante de Daniele Rustioni, qui galvanise l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, le début du premier acte est un véritable choc musical. C’est un embarquement immédiat pour le Nouveau Monde. Dans cet écrin sonore et rutilant, la manière de conversation en musique qui suit est remarquablement portée par l’ensemble des interprètes – il faut souligner une fois de plus l’excellence des Chœurs de l’Opéra de Lyon préparés par Benedict Kearns. Plusieurs solistes du Lyon Opéra Studio tiennent impeccablement leur rang, comme le baryton Paweł Trojak interprétant Jack Wallace, le chanteur « romantique » du camp, ou le ténor Robert Lewis qui donne au barman Nick une grande douceur de timbre – au reste, tous les comprimari sont convaincants.
Par sa stature et sa présence vocale, le Jack Rance du baryton Claudio Sgura emporte l’adhésion : la noirceur du timbre rend justice à la violence du personnage dans les deux premiers actes (on aurait toutefois pu attendre davantage d’émotion dans son aveu « Minnie, dalla mia casa son partito »), tout en rendant perceptible une sorte de fêlure dans le III, sans préjudice de la projection. En Dick Johnson alias Ramerrez, le ténor Riccardo Massi révèle un lyrisme passionné dont le volume sonore va crescendo, depuis « Una parola sola » au II jusqu’au très maîtrisé « Ch’ella mi creda libero » du III, alliant clarté de la diction et justesse des inflexions, souplesse de la voix et précision des nuances. Dans cette main gagnante, la carte maîtresse est bien sûr la prodigieuse Minnie de Chiara Isotton, qui affirme dès le premier acte la puissance de sa voix, la clarté lumineuse de son timbre, avec des aigus somptueux et une parfaite homogénéité sur toute la tessiture, capable de toute la violence nécessaire au seul personnage féminin de ce monde d’hommes, mais aussi du raffinement qu’appelle la sensibilité de Minnie, son empathie, sa nostalgie, sa souffrance, son amour (très beau « Laggiù nel Soledad », émouvant « Non vi fu mai chi disse »).
© JeanLouisFernandez
Le souffle épique de l’orchestre anime, guide et entraîne les voix qui s’abandonnent au courant musical ou tentent de lui résister : le drame se noue ainsi dans cette confrontation, à laquelle la mise en scène de Tatjana Gürbaca apporte un discret soutien qui n’est jamais pure illustration, mais plutôt une mise en perspective. Le saisissant tableau initial des chanteurs figés dans une immobilité de cliché sépia, renvoyant aux images de l’époque de la ruée vers l’or, est d’autant plus efficace qu’il ne constitue nullement une grille de lecture. La diversité des costumes de Dinah Ehm rappelle la conception plutôt vague – ou syncrétique – que Puccini se faisait du mythe américain : des tenues de cowboys côtoient celles des mineurs ou le costume chic d’Ashby, le représentant de la Wells Fargo, tandis que les tenues de Minnie alternent de manière quasi humoristique (de la robe dorée de sa première apparition à la tenue masculine de la fin en passant par la robe revêtue pour le dîner et le pyjama pour la nuit de l’acte II) – de leur côté, Rance et Johnson ont droit à des manteaux d’anthologie. Une magnifique toile en arrière-plan (les décors sont de Marc Weeger) figure ensuite autant les couleurs d’un ciel allégorique que l’horizon du grand ouest vers lequel se dirigent à la fin, conformément aux indications du livret, Minnie et Ramerrez. Le reste est d’une sobriété qui laisse la première place à la musique et au chant, ponctué de très beaux effets de lumière (Stefan Bolliger) et d’une grande mobilité des chanteurs. Deux blocs figurent au début le bar, plus tard le campement ; une sorte de grand lustre aux tons ocres, suspendu aux cintres à l’acte I devient, dans une plus grande taille et fixé sur la tournette, la cabane de Minnie au II. Des cordes et nœuds coulants descendent des cintres à l’acte II lorsque Ramerrez se cache, de manière acrobatique, en suspension sur des cordes. Quelques amas figurent la neige glacée çà et là, quelques flocons tombent à l’acte II, sublimés par les éclairages. L’ensemble est simple, mais efficace, à l’image du duo final « Addio mi dolce terra » et des derniers « Addio ! » qui résonnent au loin.
Prochaines représentations à l’Opéra National de Lyon les 23, 26, 28 et 31 mars ainsi que le 2 avril 2024.