Partition jugée mineure dès sa création en 1917 à Monte-Carlo, La rondine (hirondelle en italien) peine à prendre son envol. Elle fut écartée de l’intégrale proposée par la Scala en 1944 pour le vingtième anniversaire de la mort de Puccini et n’a toujours pas fait son entrée au répertoire de l’Opera de Paris. Le centenaire de la disparition du compositeur toscan, en 2024, lui offrira-t-il une nouvelle chance ? Sans attendre les célébrations prochaines, Zurich fait le pari d’une première suisse qui réunit toutes les conditions du succès.
La lecture scénique de Christof Loy ne s’autorise comme infraction au livret qu’une douce transposition dans les années 1940. Le décor unique représente le salon parisien de Magda, meublé par quelques sièges et occupé, côté jardin par le piano nécessaire au « sogno di Doretta ». Le fond de scène se charge de marquer les changements de lieu : antichambre au premier acte, arrière-salle de bastringue au deuxième, balcon sur la Méditerranée au troisième avant que le retour à la configuration initiale ne referme la porte de la cage dont Magda – la rondine – avait cru pouvoir s’échapper. Fluide, virtuose au Bal Bullier et intense à la fin de l’opéra, le mouvement épouse les contraintes de l’argument, donnant à chacun l’occasion d’installer son personnage, fût-il anecdotique.
La direction de Marco Armiliato accorde à la partition les mêmes égards qu’aux autres chefs d’œuvre pucciniens. L’orchestre joue fort, au risque de couvrir la conversation en musique du premier acte mais cette lecture affirmée a valeur de confirmation. La séparation de Magda et Ruggero, d’un lyrisme éperdu, n’est pas moins bouleversante que les adieux de Mimi et Rodolfo. Et le Bal Bullier n’a rien à envier au Café Momus lorsqu’il est ainsi traduit par une explosion de couleurs, proche de la saturation dans les climax. Estomaqué, le public interrompt la scène par une salve d’applaudissements, tout comme il manifeste à plusieurs reprises son enthousiasme pendant la représentation. Ce flot généreux de musique sait aussi réguler son débit pour souligner les délicatesses d’une orchestration dont les scintillements évoquent autant l’impressionnisme que le modernisme – Turandot affleure à plusieurs reprises dans l’utilisation exotique des percussions.
© Monika Rittershaus
Qu’Ermonela Jaho se jette à corps et cœur perdus dans le rôle de Magda ne surprend pas, elle dont l’interprétation de Butterfly ou de Traviata n’a jamais laissé quiconque indemne – sauf à être taillé dans la glace. Les élans de l’écriture flattent les hauteurs de la tessiture, avec toujours cette façon admirable de doser le son, large et puissant dans l’éclat ou sur le fil de la voix lorsque l’intériorité prévaut – les aigus du « sogno di Doretta » évidemment, tels des épingles et, toujours au premier acte, le récit des souvenirs que la soprano émaille d’intentions. Moins coquette que sincère, inquiète telle l’hirondelle prise au piège de ses émotions, elle forme avec Benjamin Bernheim un couple de rêve. Le ténor, aminci, longiligne, a l’élégance maladroite de Gary Cooper dans une comédie de Lubitsch. Sa candeur sied à Ruggero. Le choix de la version originale aurait dû le dispenser de la romance du 1er acte. Son report au début du troisième acte bien que discutable – dramatiquement et musicalement – lui offre l’occasion d’une démonstration éblouissante de chant, racé, puissant, radieux et capable de nuances lorsque la tendresse le submerge. Empoignés sans ciller, à pleine voix, les duos d’amour du troisième acte rappellent le pouvoir lacrymal de la musique de Puccini.
Tout juste regrettera-t-on un défaut d’alchimie dans le couple formé par Lisette et Prunier. Distingué, stylé, la ligné soignée, le timbre suave, sans aucun de ces sons ingrats qui parfois déprécient le poète, Juan Francisco Gatell possède l’exact format di grazia requis, en un contraste bienvenu avec le lirico de Ruggero. Mais Sandra Hamaoui n’est pas le soprano léger attendu, insuffisamment soubrette à notre goût, et comme empruntée dans un rôle qui ne correspond pas – plus ? – à son identité vocale.
Dominés par Vladimir Stoyanov – Rambaldo luxueux à l’envergure de baryton verdien –, les seconds rôles participent à leur mesure à la revalorisation d’un opéra qui mérite une meilleure place au soleil du répertoire. Preuve en est faite une nouvelle fois.