Madama Butterfly est un de ces opéras porté à bout de bras par le rôle-titre ; les personnages qui gravitent autour de la célèbre geisha font figure de faire-valoir, guère plus. Bien sûr Pinkerton a un premier acte survitaminé, mais plus rien ensuite ou presque. Suzuki tourne sans cesse autour de Cio-Cio-San, mais c’est pour lui servir le thé. Les autres rôles, pour indispensables à l’action qu’ils soient, sont sans commune mesure. Il faut donc des bras solides pour porter un rôle harassant, des bras et une voix. Ermonela Jaho, dont c’était l’anniversaire à l’occasion de l’avant-dernière de Madama Butterfly au Théâtre de l’Archevêché d’Aix-en-Provence, n’a peut-être pas la stature physique d’un colosse mais possède avec sa voix l’arme absolue pour tout emporter sur son passage. Et c’est ce qu’elle fait à Aix où elle se produit pour la première fois, après avoir emporté avec elle ce rôle qui lui va si bien un peu partout dans le monde.
La soprano albanaise délivre une prestation ébouriffante de vérité, d’engagement, de justesse et surtout d’émotion. Si l’on met de côté les dix premières minutes, avant qu’elle fasse son entrée, son personnage est ensuite présent sur scène d’un bout à l’autre, y compris dans le long intermède musical qui sépare les actes II et III. Le rideau est alors fermé, mais elle est là, accroupie, face au public : elle scrute l’Abraham Lincoln qui doit lui ramener celui qui est tout pour elle. Sa première apparition est magique : silhouette frêle, tout de blanc vêtue, en costume japonais traditionnel. Elle est déjà entrée dans son personnage, elle est déjà toute à l’Américain, rien ne peut l’éloigner de lui ; elle s’obstine, se voile la face, refuse de voir la vérité et lorsque, enfin, celle-ci s’impose à elle, elle butte contre son destin qui prend la forme d’un soldat lui présentant le poignard fatal.
Si l’engagement de l’actrice est stupéfiant, la réussite de la chanteuse est absolue et la copie absolument parfaite : la voix épouse en permanence les tempêtes de la pensée. La douceur, la tendresse – ces suraigus filés semblant couler directement du ciel aixois- , la colère, la violence – les forte qui passent la rampe tant la projection est volontaire. Avant de recevoir les saluts enthousiastes du public, celui-ci avait bruyamment manifesté à l’issue d’un « Un bel dì vedremo » qu’on avait rarement entendu de ce calibre. Ermonela Jaho ressort visiblement épuisée de sa prestation, de longs moments s’écoulent où elle reçoit, seule sur scène, les acclamations tellement méritées.
© Ruth Walz
Le reste du plateau vocal est à la hauteur des attentes. Le Pinkerton d’Adam Smith est bien campé en Américain totalement incapable de se rendre compte de la situation. Sa gaucherie, sa veulerie, mais aussi sa prise de conscience ultime et trop tardive sont fort bien rendues. On sait que le Britannique a le ténor vaillant. Il le confirme ce soir, mais on aurait aussi souhaité davantage de nuances dans les moments où le personnage est capable de prise de conscience, c’est-à-dire essentiellement le duo d’amour du I, seul moment où Pinkerton semble véritablement épris de Cio-Cio-San. Les deux, dans ce moment-là, n’étaient pas bien accordés ; mais reconnaissons que cela correspond aussi à la réalité de leurs personnages. Mention spéciale pour le Sharpless de Lionel Lhote. Un baryton tout à la fois cassant et souple, chaleureux même, dans son dialogue avec Butterfly au II. La Suzuki de Mihoko Fujimora fait bien plus que servir le thé à sa maîtresse ; elle a tout de suite compris quel personnage était Pinkerton ; son autorité, portée par une belle projection, donne à son personnage une épaisseur que l’on ne trouve pas souvent dans ce rôle. L’oncle Bonzo (Inho Jehong) est effrayant à souhait, Goro (Carlo Bosi) a l’abattage nécessaire.
Ce soir, l’orchestre et les chœurs de l’Opéra de Lyon sont en belle forme. Equilibre savant entre la fosse et la scène, grâce à une attention de tous les instants de Daniele Rustioni qui soigne particulièrement les plages orchestrales.
Quant à la mise en scène, elle se fait un peu oublier et ce n’est pas un reproche. Andrea Breth (de retour à Aix après sa Salome en 2022 ) reprend les stéréotypes japonisants, les préjugés pourrait-on dire qui étaient ceux de Puccini, lequel ne connaissait absolument pas cette culture. Elle s’est intéressée au travail de deux photographes autrichiens qui se sont rendus au Japon à la fin du XIXe siècle et ont réalisé des clichés très esthétiques de femmes japonaises – avec par exemple un fond peint dans un style japonisant et le recours aux masques. Ce qui est intéressant c’est la manière dont les univers américain et japonais se heurtent l’un à l’autre, esthétiquement parlant. Le tout donne une image de sobriété tout à fait bienvenue et qui a laissé, une fois n’est pas coutume, toutes leurs places aux voix.